Un christianisme dans la modernité : cause perdue ?

Pistes pour sortir de la crise du modernisme – Jacques Musset

L’affaire des chrétiens eux-mêmes

Certes, les clefs d’un changement dans l’Église catholique se trouvent pour une part à Rome, mais rien n’adviendra si les chrétiens – évêques et prêtres compris – ne se manifestent pas personnellement et collectivement et ne font pas pression sur ceux qui détiennent le pouvoir actuel. Cependant, comme il est vain d’espérer aujourd’hui d’éventuels revirements doctrinaux en haut lieu, chacun a non seulement le droit mais aussi le devoir de se mettre dès maintenant à l’ouvrage, seul et en compagnie d’autres chercheurs, pour s’approprier son christianisme personnellement et en communauté. Au cours de l’histoire, bien des évolutions dans les sociétés et dans l’Église ont eu lieu grâce à des minorités – personnes et groupes – qui ont pris à bras le corps les questions inévitables, se sont mis à les étudier et à en tirer des pratiques nouvelles. Ces éclaireurs n’ont pas évité les incompréhensions et les condamnations – soupçons, réductions au silence, interdictions d’enseigner et d’écrire, excommunications parfois -, mais leurs idées ont fait leur chemin, pour devenir, quelques décades plus tard, des évidences et des acquis recommandés par l’autorité. En ce qui concerne le chantier actuel de réappropriation des bases du christianisme, le travail est tout juste commencé. Les verrous institutionnels à faire sauter sur les sujets qui restent tabous tiennent encore fermement et il convient de faire preuve de courage et de détermination pour se lancer dans une entreprise dont la justification réside uniquement dans la nécessité vitale qu’éprouvent ceux qui s’y impliquent.

Abandonner la prétention à détenir la Vérité.

Chaque religion ou approche spirituelle devrait reconnaître qu’elle n’est qu’un chemin, une voie d’exploration du mystère de l’homme et de cette Réalité transcendante au cœur de l’homme que par commodité on appelle Dieu.

Une voie et non pas la voie, un chemin parmi d’autres. Prétendre que le christianisme catholique détient la vérité ultime, c’est s’ériger en repère absolu. C’est hélas ce que, durant ces dernières années, des textes officiels des autorités romaines ont dit et redit au grand dam des protestants. Dès lors qu’on se considère comme le nec plus ultra, les autres ne peuvent être qu’à la périphérie et le danger mortel est de se comporter, sinon en totalitaire, du moins en condescendant, convaincu que l’accomplissement des autres voies spirituelles, y compris chrétiennes, se trouve dans son propre camp. Entretenir en soi cette conviction de supériorité, accompagnée parfois d’un prosélytisme bruyant et justifié par un prétendu dessein de Dieu, ne peut guère induire des relations vraies et authentiques de respect et d’estime à l’égard des autres, puisqu’il leur manque quelque chose. Tout autre est l’attitude qui privilégie pour soi sa propre tradition spirituelle puisqu’on ne peut être sur tous les chemins à la fois et qu’on a librement choisi de marcher sur ce chemin-là précisément. On peut aimer légitimement sa religion et y adhérer comme étant sa propre vérité – toujours à découvrir, à approfondir, à réinterpréter-, sans pour cela décréter qu’elle est la Vérité. À ma connaissance, mis à part le Bouddhisme, je n’ai jamais entendu les grandes religions reconnaître la relativité de leurs approches singulières. Une exception cependant : Pierre Claverie, ancien évêque d’Oran, dans une célèbre déclaration de 1996.

Cette déclaration de l’ancien évêque d’Oran a été publiée dans les Nouveaux cahiers du Sud en janvier 1996 et dans Le Monde du 4-5 août 1996 : « Dès que nous prétendons -dans l’Église catholique, nous en avons la triste expérience au cours de notre histoire- posséder la vérité ou parler au nom de l’humanité, nous tombons dans le totalitarisme et dans l’exclusion. Nul ne possède la vérité, chacun la recherche […] Je suis croyant, je crois qu’il y a un dieu, mais je n’ai pas la prétention de posséder ce Dieu-là, ni par le Jésus qui me le révèle, ni par les dogmes de ma foi. On ne possède pas Dieu. On ne possède pas la vérité et j’ai besoin de la vérité des autres ».

Concevoir la transmission comme dynamique

La fidélité à un héritage spirituel est toujours créative et inventive, sinon cet héritage se fossilise et devient un objet de musée qui intéresse les historiens mais qui ne fait plus vivre les humains. Quand on regarde de près comment la foi juive a évolué sur sept siècles, à partir de la mise par écrit des traditions antérieures, on s’aperçoit qu’elle n’a cessé d’innover selon un mouvement qui l’a conduit à s’approfondir et à s’affiner. Ce sont souvent les crises qui ont été les moteurs de cette maturation. Les générations successives ne se sont pas gênées pour remettre en cause la doctrine officielle acceptée par les précédentes générations parce qu’elle ne répondait plus aux questions ou aux situations du moment. On s’adossait bien au message initial, mais on lui trouvait des sens nouveaux, qui élargissaient la conscience religieuse juive et lui donnaient un nouvel élan. Qu’on pense par exemple à la fécondité de la période de l’exil à Babylone (586-536 av. J.C.), au temps où le peuple déporté pouvait penser qu’il avait tout perdu : plus de terre, plus de temple, plus de roi, et son Dieu semblait vaincu par Mardouk, le dieu national de Babylone.

C’est dans ce contexte de désolation que des scribes et des prêtres réfléchissant aux événements ont donné à leur foi des dimensions jusqu’alors inexplorées : notre Dieu nous semble avoir failli, proclament-ils, en fait, nous avions une vision étriquée de Lui, il est le Dieu du ciel et de la terre entière; nous n’avons plus de Temple, mais l’univers entier est le temple de Dieu dont l’homme est le prêtre; nous n’avons plus de roi, mais Dieu est assez puissant pour susciter un roi à l’avenir ; nous n’avons plus de terre, mais notre identité de peuple témoin se marque désormais dans notre chair par la circoncision et notre cœur par la Loi. Des textes naissent, autour des grandes figures d’Abraham, de Moïse, qui expriment symboliquement que l’avenir est ouvert en dépit des apparences.

Nous pourrions faire la même démonstration pour d’autres époques. Crises et situations culturelles nouvelles donnèrent naissance à de nouvelles interprétations du cœur de la foi juive. Aussi, au retour d’exil en 536, lorsque Israël se retrouva sous la coupe de rois étrangers et au milieu de « païens » ; en témoigne encore la traduction de la Bible juive en grec au III° siècle à Alexandrie, ce qui fut une révolution inédite ; la grande persécution traversée au II° siècle avant J.-C. conduisit également Israël à un approfondissement de ses croyances. L’histoire de l’élaboration des textes bibliques manifeste à l’évidence cette créativité permanente, œuvre de gens qui, au lieu de s’enfermer dans la peur, ont risqué, par nécessité intérieure, une ouverture sans fin, condition non seulement de survie mais d’une existence personnelle et sociale qui trouve son sens. Vita in motu, comme disaient les anciens : « La vie est dans le mouvement »

Consentir à la relativité des discours religieux

Cette position n’a rien à voir, bien qu’on les confonde, avec le relativisme religieux, position qui renvoie dos à dos les diverses traditions spirituelles et se tient de ce fait à distance de chacune en réservant son jugement et son adhésion. Par relativité, il faut entendre le caractère de ce qui n’est pas en soi un absolu, même si on lui donne son adhésion et que l’on considère cette réalité comme sa vérité personnelle. Prendre du recul historique par rapport à sa propre tradition religieuse permet de constater son caractère relatif depuis les origines. Il devrait en découler pour un catholique – comme pour tout autre croyant – un refus d’absolutiser ses propres représentations et ses formulations dogmatiques.

Celles-ci sont en effet relatives par rapport à la Réalité qu’elles désignent, marquées par le temps et la culture dans lesquelles elles ont pris naissance. Cela oblige les religions, à longueur de siècles, à réinterpréter leur message initial afin qu’il prenne sens dans des contextes culturels nouveaux. N’est-ce pas là que réside la véritable fidélité ?

Inversement la crispation à répéter le passé n’est-elle pas une infidélité insigne aux sources de sa Tradition ?

Le catholicisme officiel tarde à entrer dans cette perspective, et même des théologiens novateurs s’autocensurent consciemment ? inconsciemment ? en évitant de s’aventurer hors de la doctrine labellisée. C’est pourtant une nécessité de s’y risquer. Les religions n’ont rien à perdre en consentant à la relativité de leurs représentations et de leurs discours. C’est la condition même pour progresser dans la compréhension de leur message initial et pour découvrir des richesses de significations inédites. Comment pourrait-il en être autrement pour que le christianisme soit véritablement universel ? Le christianisme africain peut-il être le même que le christianisme asiatique ?

Tiré de la conclusion du livre « Sommes-nous sortis de la crise du modernisme ? » Jacques Musset (Editions Karthala.2017)

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