Savoir ou croire ?

Je ne regrette pas d’avoir vécu trois vies, dont deux au moins furent un échec. Dans cette quatrième vie qui commence et mènera à l’autre vie, peut-être enfin réussie, je m’aperçois qu’il y a grosso modo trois types d’êtres humains : ceux qui refusent de voir autre chose que ce qu’ils voient, ceux qui croient aveuglément à ce qu’ils ne voient pas, et ceux qui veulent expliquer l’invisible à ces derniers. Commençons par eux.

Les théologiens

Ce sont les hommes (1) les plus dangereux de la planète. Ils montent sur une estrade pour expliquer à ‘’Dieu’’ comment il est fait, ce qu’il fait et ce qu’il devrait faire pour être un bon dieu. Sa structure interne, son intimité, ses interventions n’ont pour eux aucun secret.

Sachant dans le moindre détail qui est ‘’Dieu’’ – sachant tout de lui -, ils n’ont plus rien à apprendre ni sur l’humain, ni sur le divin. En revanche, ils ont une mission : faire rentrer dans leur vaste édifice dogmatique tout humain réputé incroyant. Compelle intrare, force-les à rentrer, c’est écrit dans la Bible. Les Celtes d’Europe, les Indiens d’Amérique, les nègres d’Afrique en ont su quelque chose.

Plus encore que ‘’Dieu’’, ces théologiens occidentaux (2) vénèrent un dieu inavoué : la raison. Le savoir qui dissèque, qui déconstruit, analyse, reconstruit et met tout cela en formules. Car théo-logie veut dire « discours sur dieu » et non rencontre de ‘’Dieu’’. Les théologiens bâtissent à propos de lui des discours très savants qui aboutissent à des dogmes lapidaires défiant toute raison. Ensuite ils s’épuisent à expliquer ces dogmes nourris de leur science, pour finir le plus souvent par se réfugier dans ‘’le Mystère divin’’ – c’est-à-dire par jeter l’éponge. Aucun fidèle ordinaire ne peut comprendre leurs dogmes, mais tous doivent y croire sous peine de mort dans l’au-delà, et parfois même ici-bas.

Car les théologiens se sont toujours alliés aux politiques afin de leur fournir tous arguments utiles pour consolider et étendre leur pouvoir. La peur de la damnation, du bûcher ou du clergé qui allumait les fagots remplaçait avantageusement une police et une armée. Cette alliance avec l’autorité civile a fait naître en terre chrétienne, musulmane, hindoue, la politique-religion ou religion d’une politique, qui est à la base de toutes les dictatures. « Nous pensons pour vous : pensez comme nous, sinon… »

Les charbonniers

Les bons et braves fidèles de ces religions ne font guère de politique. Ils se soucient surtout de bien vivre et bien mourir. Ils sont les premières victimes de l’alliance entre religion et politique, mais savent que jamais ils ne sauront expliquer ce à quoi ils croient. Sans les remettre en question, ils intériorisent les ‘’vérités certaines’’ les plus obscures, même quand elles s’opposent à leur bon sens ou défient l’évidence. C’est la foi du charbonnier, si répandue – et pour cause, puisqu’ils n’ont aucun moyen de vérifier si leurs dogmes ou pratiques religieuses correspondent à une réalité surnaturelle. On sait que la réalité, c’est une manifestation des choses qui n’est pas le produit de la pensée. La pensée théologique court après la réalité de ‘’Dieu’’ sans jamais l’atteindre, et les fidèles de base sont bien obligés de suivre et de s’en contenter.

J’ai pour eux de l’admiration, car leur adhésion totale à une foi irrationnelle démontre leur immense générosité. Et une tendresse particulière, parce qu’en ne cherchant pas la raison des choses qu’on leur donne à croire ils atteignent souvent celui qui est au-dessus de la raison et la raison de toute chose, celui que cherche obscurément leur cœur à travers le maquis des catéchismes – ‘’Dieu’’.

What else ?

Ce sont les ébionim dont parle la Bible, ces pauvres-malgré-eux qui marchèrent dans le désert les yeux fermés, « comme s’ils voyaient l’Invisible ». Ils croient sans savoir et échappent aux théologiens dont ils contournent les discours pour aller directement au but. Ils se coulent entre les dogmes comme de l’eau de source : « Par vos formules vous ne parviendrez pas à nous masquer ‘’Dieu’’, nous l’atteindrons malgré vous ».

Les athées

Depuis deux siècles, ceux-là font beaucoup de bruit en Europe. Car l’athéisme au nom du savoir est né à l’ouest de notre continent, surtout en terre catholique. Et si l’on considère certains comportements de l’Église romaine au cours des siècles, l’empilement et l’épaisseur de ses dogmes, on a quelque indulgence pour ceux qui militent en faveur de la mort de ‘’Dieu’’. Mais de qui au juste veulent-ils la mort, à qui s’opposent-ils ? À ‘’Dieu’’ ou à ceux qui parlent de ‘’Dieu’’ ? Au créateur des univers ou à l’absolutisme politico-religieux que les théologiens ont engendré et cautionnent ?

Il y a sans doute moins de véritables athées qu’on l’imagine. La plupart de ceux que j’ai rencontrés finissaient par reconnaître qu’il y a quelque chose qui échappe à leur connaissance, et qu’ils se refusent à appeler ‘’Dieu’’ à cause du poids des traditions qui recouvrent ce mot. L’obscurantisme religieux est moins l’obscurité d’un dieu perceptible dans la création, que l’obscurité des dogmes fabriqués par ‘’ceux qui savent’’. Et certains de ces ‘’athées’’ vivent et se comportent comme on aimerait que les croyants le fassent.

 Redevenir enfant ?

Y a-t-il donc une contradiction, une incompatibilité irréductible entre la connaissance et la foi, entre savoir et croire ? Apparaît alors une quatrième catégorie, discrète, à peine visible, inaudible dans le tintamarre de nos sociétés : ceux qui ont cherché à comprendre ce qui leur était donné à croire mais en s’écartant du chemin semé d’obstacles tracé par les théologiens et les dogmes.

Ce sont des francs-tireurs, puisqu’en s’éloignant de leurs Églises natales et en élaborant sans elles leurs convictions, ils les privent de leurs monopoles. Ils sont mal vus et n’ont nul endroit pour s’abriter puisqu’ils s’ébattent hors-les-murs. Vivant en plein champ ils sont secoués par les vents mauvais de l’athéisme comme du dogmatisme. Comment restent-ils debout ?

En offrant le moins de prise possible. En se faisant tout petits. Petits comme des enfants égarés au milieu d’adultes qui savent tout et peuvent tout.

« Si vous ne redevenez pas comme des enfants… » disait Jésus aux foules. « Comment est-ce possible, répliquait Nicodème ? Quand on est vieux, comment redevenir enfant ? Peut-on rentrer dans le ventre de sa mère et naître à nouveau ? » Inutile, lui répondit Jésus. C’est en esprit que tu peux redevenir enfant, si tu acceptes d’être lavé des lourdes années de ton passé obscur.

Au cours des siècles, des mystiques chrétiens ont entendu cette parole mystérieuse, d’autres – Hindous, Soufis – l’ont mise en pratique sans le savoir. Tous ont connu la méfiance et parfois l’opposition de leur Église. S’éloignant du chemin commun, légers et comme lavés de tout savoir imposé, ils ont vécu au risque de se perdre en ‘’Dieu’’. Incapables de rendre compte aux savants raisonneurs de ce qu’ils ne comprenaient pas eux-mêmes puisqu’ils avaient franchi les limites de nos connaissances, ils ont éte libres et solitaires.

Mais reliés à tout.

Peut-être, sans le savoir, êtes-vous sur ce chemin d’ombre et de lumière ?

        Michel Benoît , 27 nov. 2022

 (1) « Les hommes », car les théologiens à la manœuvre dans les Églises juives, chrétiennes ou musulmanes ne sont jamais des femmes.

(2) Chez les Orthodoxes, la mystique tient sa place dans la réflexion théologique.

http://michelbenoit-mibe.com/2022/11/savoir-ou-croire/

Un commentaire

  1. Voilà une page courageuse et claire pour des lecteurs de notre époque … Merci, Michel, pour cette analyse franche qui s’appuie sur l’expérience !
    Chacun peut se retrouver à travers ces « trois types d’êtres humains » pour essayer de devenir la « quatrième catégorie« , celle qui cherche à comprendre, qui évolue avec le temps … en traversant différentes vies …
    Je veux pour ma part garder confiance et rester optimiste ; beaucoup d’hommes, et de femmes, même méfiants ou blasés, même écrasants ou dominateurs, même effacés ou dociles peuvent certainement redevenir des enfants ouverts, « lavés des lourdes années de leur passé » …!
    « Sur le chemin d’ombre et de lumière« , apprenons modestement à rester « libres » et solidaires en évitant toutefois si possible d’être « solitaires » …
    Pascal

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