Michel Calvez – Démocratie et spiritualité.
La pratique de la discussion philosophique avec les enfants et adolescents : un levier pour un monde plus conscient, plus tolérant, plus respectueux ?
Frédéric Lenoir, philosophe, sociologue et écrivain renommé, est le co-fondateur de l’association SEVE, « Savoir Être et Vivre Ensemble » grâce à laquelle j’ai découvert cette pratique en 2017 et suivi une formation au même titre que plus de 4000 personnes dans le monde francophone depuis 4 ans. Frédéric Lenoir se risque à dire : « Si tous les enfants avaient l’opportunité de pratiquer à l’école la discussion philosophique » le monde changerait en une génération.
« A quoi sert la vie ? la mort est-elle la fin de la vie ? le présent existe-t-il ? peut-on vivre sans loi ? comment réagir à la violence ? » Telles sont les questions que des collégiens de 4eme vivant à Saint Nazaire, en Loire Atlantique, se sont posées lors du second atelier de pratique de la philosophie auxquels ils participaient. Le cadre proposé les invitait à identifier les questions philosophiques qu’ils se posaient sur eux, leur rapport aux autres, au monde, sur la vie en général.
Mais le sujet qui a recueilli le plus de votes dans les deux groupes était celui de l’argent et du bonheur. Pas étonnant dans ce collège de quartiers défavorisés, classé en REP+, accueillant un grand nombre de jeunes ayant connu récemment l’immigration.
Alors est apparue toute l’ambiguïté autour de cette relation entre l’argent et le bonheur. Bien sûr on sait que l’argent ne garantit pas une bonne santé, une immortalité, mais avec de l’argent on peut se soigner. Il ne crée pas l’amitié, mais tout de même…telles ont été leurs réflexions.
Dans l’écoute des arguments des uns et des autres, les positions de départ de certains se nuancent. Pas tous. Au terme de la discussion, l’un des groupes se partage entre « l’argent contribue plus au moins au bonheur » et « l’argent contribue largement au bonheur » quand l’autre reste sur sa position de départ, à savoir que l’ingrédient principal du bonheur, c’est l’argent. Il n’est pas nécessaire de rechercher une position commune. L’essentiel est dans le cheminement qui a duré le temps de l’atelier, soit à peine trois quarts d’heure.
C’est cette capacité d’écoute réciproque, d’argumentation, de conceptualisation, de problématisation que les ateliers de pratique philosophique pour enfants et adolescents cherchent à développer.
Quand une petite fille de CE2 dit en fin d’atelier : « j’ai été contente de voir que d’autres pensaient différemment de moi », je me dis qu’une partie du chemin a été déjà accompli. Accepter les différences, déconstruire les certitudes ou préjugés… autant d’apprentissages à la tolérance et au vivre ensemble !
Ce sont bien des enfants qui philosophent, car l’animateur n’est qu’un facilitateur, qui reformule, qui questionne au sens socratique du terme, qui fait circuler la parole…mais l’animateur reste neutre, sans opinion et sans réponse sur le sujet. Au mieux se risque-t-il parfois à glisser une phrase d’un philosophe en écho à ce qui vient d’être dit. A la question « doit on toujours dire la vérité ? », posée dans un autre atelier, alors que l’on s’aide de différents dilemmes pour réfléchir, on ne peut s’empêcher d’inviter Kant à se joindre au cercle.
« J’aime bien les ateliers philo car on peut discuter de choses sérieuses, en s’amusant, en étant libres de nous exprimer… » dit dans un tour de cercle de fin d’atelier un adolescent de 5ème dont le groupe échange à partir d’extraits du film « E.T. l’extraterrestre ».
En 2016, l’Unesco a créé une chaire intitulée “Pratiques de la philosophie avec les enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale ». Portée par l’Université de Nantes et coordonnée par Edwige Chirouter, elle énonce : « Les enjeux de la pratique de la philosophie avec les enfants rejoignent très étroitement les objectifs et les valeurs de l’UNESCO : trop souvent réduite à l’enseignement secondaire ou universitaire, la pratique de la philosophie est pourtant un des moteurs essentiels pour développer l’esprit critique, les compétences démocratiques, l’empathie, l’ouverture et le dialogue interculturel. La démocratisation de l’enseignement de la philosophie est une nécessité dans le monde d’aujourd’hui, caractérisé par la complexité et les crises multiples (de sens, des valeurs, de la démocratie, de l’économie). Nous rejoignons ainsi les préoccupations de la philosophe Martha Nussbaum dans Les émotions démocratiques (2011), dont un des chapitres est justement consacré à la philosophie avec les enfants. Pour M. Nussbaum, les systèmes éducatifs tendent à mettre de côté les Humanités au profit d’une connaissance purement technologique, préparant ainsi une grave crise des démocraties. Pourtant, seuls, la littérature, la philosophie, l’histoire et les arts permettent aux futurs citoyens de développer leur faculté critique et leur empathie. L’enjeu du développement de ces pratiques n’est donc pas seulement pédagogique, mais pleinement politique, au sens le plus noble du terme. »
Bien qu’amorcée dans les années 1970, cette pratique de la philosophie avec les enfants et adolescents se fraye timidement son chemin. Trop timidement certainement, au regard des enjeux qui sont les nôtres d’évolution des consciences dans les domaines environnementaux, de lutte contre les intégrismes, et d’une façon du vivre ensemble.
Et pourtant Montaigne écrivait déjà en son temps, dans un chapitre qu’il intitule « De l’institution des enfants » : « l’éducation consiste d’abord dans l’apprentissage d’une pensée réflexive et critique. Se former, c’est apprendre à penser par soi-même ». Qui ignore la fameuse phrase du même auteur : « mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine. » ?
Quand bien même se confronter à 60 ans passés à des groupes d’enfants ou d’adolescents n’est pas toujours chose simple, surtout lorsque l’on n’a jamais été enseignant, les petites phrases rappelées en début de texte, et la conscience d’agir modestement, à sa mesure, pour le monde de demain, aident à conserver de la motivation, de la bienveillance et de l’humilité.
Michel Calvez – 13/04/2021 La lettre de D&S <lalettre@democratieetspiritualite.org>