Quelle prière par temps d’incertitude mondiale ?

« Pour qu’advienne une paix juste et durable en Ukraine, ce pays si éprouvé, prions le Seigneur » ou « Que Dieu inspire aux dirigeants des peuples de décider non pas en fonction uniquement de leurs intérêts propres mais de ceux de tous les peuples concernés ».

Pourquoi ces demandes sont-elles inacceptables pour un chrétien du XXIème siècle baignant dans la culture moderne ? En quoi peuvent-elles déconsidérer le christianisme aux yeux des agnostiques et des athées à cause des images de « Dieu » et de l’homme qu’elles véhiculent ?

Une première raison est qu’elles donnent de « Dieu » une représentation de toute-puissance sans limite et arbitraire qui aurait besoin pour intervenir qu’on se mette à deux genoux devant lui pour lui crier notre détresse ou lui clamer nos désirs les plus ardents. Qu’est-ce que cette divinité qui se nourrirait à longueur d’années et de siècles de prières incessantes pour daigner distribuer ses faveurs ? Piètre image de ce Dieu théiste qui ressemble aux divinités d’antan dont on imaginait que le pouvoir était efficace à la mesure de prières interminables et de rituels sophistiqués. Qu’est-ce que ce « Dieu » dont on professe qu’il est amour et qui prendrait plaisir à se faire prier pour répandre ses bontés, comme s’il était sourd et distrait ?

Mais il y a plus : c’est aussi la représentation de l’homme qui est en jeu dans cette attitude. Ce comportement de supplications manifeste une indéniable démission de responsabilités de la part de ceux qui les professent. L’objet de ces demandes désigne en réalité des tâches auxquelles chacun des croyants et des humains doit s’employer en raison même de ses responsabilités d’être humain. Qui, en effet, doit apporter du réconfort à ceux qui souffrent ? Qui doit créer des conditions de paix entre les personnes et les peuples ? Qui doit faire en sorte que les gens mangent à leur faim ? Chacun des citoyens à sa mesure et ceux qu’ils élisent dont c’est l’une de leurs responsabilités.

J’entends l’objection : dans la Bible, dans les psaumes notamment, et dans les évangiles, ne recommande-t-on pas aux croyants d’appeler « Dieu » à l’aide ? « Demandez et vous recevrez » dit Jésus. Le Notre Père qu’il a enseigné est une instante prière de demande. Que répondre ? D’abord, il faut entendre la mise en garde solennelle de Jésus contre le rabâchage des formules qui par elles-mêmes seraient efficaces. Le même Jésus ne manque pas de rappeler que « Dieu » n’a pas besoin des prières pour être présent aux hommes et à leurs besoins (Mt  6, 5-8). Et, insiste-t-il : « Ce ne sont pas ceux qui disent, Seigneur ! Seigneur ! qui entreront dans le royaume des cieux mais ceux qui font la volonté de mon Père » (Mt  7,21-23). De plus, il faut replacer ces propos dans leur contexte historique et culturel. Pour les auteurs des psaumes, comme pour Jésus, « Dieu » est une réalité transcendante, habitant le ciel et capable d’opérer des miracles là où l’homme constate son impuissance. C’est pourquoi ils invitent à crier vers lui pour solliciter son intervention, même si l’on est assuré par ailleurs de sa présence fidèle. Mais, avec le progrès des sciences dites exactes et le décapage des sciences humaines faisant suite aux critiques des Lumières, le domaine sur lequel jusque-là « Dieu » régnait en maître s’est pratiquement rétréci et sécularisé. Nul besoin aujourd’hui de faire intervenir « Dieu » dans l’explication et la gestion de la nature, dans la compréhension de la psychologie de l’être humain, de ses comportements et de ses maladies, dans l’intelligence des lois dont toute société a besoin pour vivre dans un certain équilibre entre les forces centrifuges qui la composent… Les hommes ont acquis une autonomie dans la conduite de leur existence personnelle et sociale.

Mais alors que devient « Dieu » ? S’agit-il d’un épiphénomène qui n’a plus sa raison d’être après avoir été dépossédé de ses traditionnelles prérogatives, ou ce mot ne peut-il pas désigner une Réalité indicible, Source chez les humains de leurs capacités d’être, d’aimer et de cultiver la vie, chacun d’eux ayant la responsabilité de les investir par le don, la solidarité, l’art, l’intériorité, la présence à soi et à autrui, la résistance à l’inacceptable, la lucidité sur ce qui est et son appropriation pour en faire œuvre humaine  ? Hors de cet investissement, aucune transformation n’est possible dans notre monde.

En conséquence, comment la prière chrétienne de demande, personnelle ou collective, peut-elle dès lors s’exprimer d’une manière authentique ? Si « Dieu » est Source en nous du courage d’être, des multiples possibilités d’aimer et de cultiver la vie en tous ses aspects, alors la prière de demande qui convient n’est plus de le solliciter d’intervenir, mais de nous prier nous-mêmes personnellement et communautairement d’être disponibles aux exigences, aux incitations – peu importent les mots – qui montent en nous du plus intime lorsque nous avons le souci de vivre sans frauder avec nous-mêmes et avec autrui, selon l’esprit qui animait Jésus. Comment est-ce possible ? En changeant la façon de nous exprimer. S’il est exact que l’on finit par penser comme on parle, alors parlons vrai pour que nos paroles soient stimulantes individuellement et collectivement et qu’elles ne restent pas des facilités, simples incantations généreuses sans prise sur la réalité. Ainsi devant « Dieu » – reconnu comme Source, Souffle intérieur –, les chrétiens se comporteront comme des êtres majeurs et non comme des êtres infantiles (1). Tentons dans le contexte actuel ce que pourrait être une prière qui soit respectueuse de Dieu et de nous-mêmes :

Devant toi notre Dieu, au moment où les déclarations et les décisions des dirigeants américains et russes mettent en grand danger la paix et la justice dans le monde, qu’à la mesure de nos moyens, que chacune et chacun de nous s’informe lucidement pour ne pas être piégé par les mensonges, participe aux actions entreprises pour manifester son soutien aux peuples menacés et pour stimuler nos propres gouvernants à réagir courageusement en vue de solutions justes.

Jacques Musset

(1) Pour plus amples développements : « Repenser Dieu dans un monde sécularisé », Jacques Musset, Karthala, chapitre 10 : « Prier pour un homme de la modernité ».

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