Par Jacques Musset –
L’hiver est une saison souvent décriée à cause de ses côtés sombres, froids, austères. On a l’impression que la nature est sans vie : les arbres sont dénudés, leurs branches paraissent mortes, les carrés et les allées s’envahissent d’herbe. Mes vieux pruniers ressemblent à des grands escogriffes ébouriffés d’où la vie s’est retirée, mes plants de framboisiers ne sont plus que des tiges desséchées, les fraisiers des vieillards racornis, les cassissiers épuisés. Ça, c’est l’apparence. Il ne faut jamais se fier aux apparences. En réalité, la terre et les plantes se recueillent après avoir beaucoup donné et reconstituent leurs énergies pour se remettre de nouveau à l’ouvrage, l’heure venue. La sève des plantes vivaces et des arbres n’est pas morte mais elle descend en profondeur pour se revitaliser. De même, la terre a besoin de reprendre souffle lentement et paisiblement pour être activement disponible aux services qu’on lui demandera au début de la saison suivante. Les fortes gelées lui sont bénéfiques. En effet, les nuisibles qui pensent hiberner tranquillement en son sein trépassent et disparaissent.
Qui observe avec attention le spectacle de la nature hivernale a sous les yeux, en dépit du décor extérieur sévère, des signes évidents que l’hiver n’est pas une saison morte : les bourgeons minuscules affleurent aux branches des arbres et annoncent des promesses de fruits. Mais ces signes sont discrets, quasi imperceptibles parfois. Seuls, ceux qui prennent le temps d’examiner minutieusement l’univers végétal qui les entoure décèlent ces indices précurseurs d’une vie en gestation. J’aime l’hiver pour son silence et pour son travail souterrain qui s’opère lentement et mystérieusement dans tout le vivant, malgré le froid, le vent et la pluie. L’hiver est le temps des infimes commencements, quasi invisibles comme le sont tous les vrais commencements. Non, ce n’est pas pour moi une morne saison, comme on le dit trop souvent, c’est au contraire une période très riche. Comme la femme porte en elle neuf mois durant l’enfant auquel elle donnera le jour, les arbres et les arbustes hébergent dans leur secret les sources de la vie qui jaillira au printemps.
Dans nos existences, l’hiver n’est pas absent. C’est un temps de décapage intérieur, qui prend parfois des allures de mort. Traverser la maladie ou accompagner un proche gravement malade, affronter les angoisses, les incertitudes, les imprévus, l’inexorable aussi, est une rude épreuve qui laboure le corps, le coeur et l’âme. Faire l’expérience de la mort de l’être aimé est un dépouillement sans pareil. Mais il existe aussi bien d’autres détachements infiniment douloureux : perdre son travail sans assurance d’en retrouver un autre, vivre des séparations affectives à tout âge de la vie, vieillir en accumulant les handicaps, constater un effondrement de certaines convictions jusqu’alors professées sans l’ombre d’un doute et se sentir sombrer dans des décombres intérieurs, être sujet à l’incertitude sur des questions essentielles, endosser de la part d’autrui des réactions d’incompréhensions voire des calomnies, être pris de vertige devant le gâchis humain qui s’accentue sur notre planète, prendre conscience de sa solitude fondamentale, propre à chaque humain, de son impuissance radicale devant tant de chantiers et de son infinie petitesse pour peser sur le destin de l’humanité, que sais-je encore…
Sur le moment, c’est l’impression de mort qui domine. Comme les arbres du potager, dénudés, décharnés, secoués par la tempête, apparemment morts, nous sommes parfois dépouillés de beaucoup de supports qui nous assuraient tant bien que mal un relatif équilibre, fragile certes mais qui nous donnait l’impression que la vie l’emportait sur les forces de mort. Et puis, un jour, bien avant le grand âge, des failles se sont révélées : incident de santé majeur qui brise élans et projets, désillusions, déceptions, amertume, tentation de découragement et de scepticisme, manque de foi en soi et en autrui, lucidité accrue sur soi et ses ambiguïtés…
Sans doute, faut-il traverser ces hivers rigoureux de l’existence pour découvrir malgré tout que ce qui semble irrémédiablement mort en soi ne l’est pas totalement. Certes, beaucoup d’apparences qui pouvaient donner le change se sont envolées. Mais dans ce dépouillement de l’être réduit à une nudité parfois extrême, se manifestent des signes de vie, invisibles pour l’œil distrait. Paradoxalement, au lieu même de la pauvreté, pointent des promesses d’avenir. Comme le squelette décharné des arbres se couvre de bourgeons qui ne se voient qu’à un examen rapproché, nos existences, pourtant couvertes de cicatrices et de blessures, laissent transparaître, pour qui est attentif, quelques indices d’une vie souterraine. Si donc la sève ne s’absente pas des arbres ni des vivaces durant la froide saison mais se recueille en leurs profondeurs, ainsi en va-t-il du travail intime qui s’opère mystérieusement et silencieusement au plus profond de nous-mêmes dans la traversée de l’épreuve. Mais il faut du temps, dans l’ordre humain comme dans l’ordre végétal, pour éviter l’épuisement et reconstituer énergies, force vitale et capacités de resurgir. L’hiver est pour moi le symbole de cette lente et longue gestation de l’humain qui se fait au creux des vies sans tambour ni trompette, sans ostentation et sans démonstration de puissance.Il est des périodes où nous pouvons avoir l’impression qu’il ne se passe rien. Le temps est immobile. Le jour suivant ressemble au jour précédent, aussi gris, aussi morne, aussi monotone. Rien ne semble advenir. Pourtant au fil des semaines, des mois et des années, la délicate et vulnérable sève humaine apparemment inactive est efficacement à l’œuvre, sans bruit ni tapage. L’hiver dans nos vies est le temps de la patience, du recueillement et du consentement au mystère secret qui s’engendre en nos profondeurs…
Jacques Musset