Le cléricalisme sera-t-il le fossoyeur du catholicisme ?

« Le Christ est venu annoncer la bonne nouvelle, le diable en a fait une religion. »[1]

À tout seigneur, tout honneur, commençons par la lettre de François au peuple de Dieu :

« Chaque fois que nous avons tenté de supplanter, de faire taire, d’ignorer, de réduire le peuple de Dieu à de petites élites, nous avons construit des communautés, des projets, des choix théologiques, des spiritualités et des structures sans racine, sans mémoire, sans visage, sans corps et, en définitive sans vie. (…) Favorisé par les prêtres eux-mêmes ou par les laïcs, le cléricalisme engendre une scission dans le corps ecclésial qui encourage et aide à perpétuer beaucoup des maux que nous dénonçons aujourd’hui. Dire non aux abus, c’est dire non, de façon catégorique, à toute forme de cléricalisme. »

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Concile Vatican II – Photo de Lothar Wolleh

Cette lettre date d’août 2018. Deux ans plus tard, le rapport de la CIASE (commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église) apportait l’éclairage que tous les catholiques appréhendaient sur la situation que ces abus sexuels ou spirituels suscitaient. Nous sommes fin 2022, plus de quatre ans après la publication de cette lettre. Qu’a-t-il été décidé, au-delà des dénonciations, pour mettre un terme au cléricalisme ? Rien, désespérément rien.

Pour bien comprendre le cléricalisme et pourquoi il est et sera si difficile, probablement impossible, de s’en débarrasser, il faut remonter à ses origines et comprendre pourquoi le cléricalisme fait aujourd’hui partie intégrante du « système » catholique.

Le cléricalisme apparait aux deuxième et troisième siècles, il se fonde sur la théologie de la substitution qui « va s’employer à soutenir que, compte tenu de la non-reconnaissance de Jésus comme Messie et de la culpabilité des juifs dans son exécution sur une croix, le peuple de la promesse et de l’ancienne alliance aurait été rejeté par Dieu. Révoquant ces dernières, Dieu aurait substitué à l’ancien Israël (vetus Israel) un nouvel Israël (verus Israel – Israël authentique), moyennant une « nouvelle » alliance et une reformulation de la promesse. »[2]

En se considérant comme le nouveau peuple élu, l’Église chrétienne reprend tous les attributs du système hiérarchique qui dirigeait le peuple juif : l’apparition d’une caste sacerdotale supérieure, qui se considère sacrée (en lien direct avec Dieu) et qui détient le pouvoir sur le peuple.

Cette évolution de l’Église et la naissance du cléricalisme induisent des changements fondamentaux qui se mettent en place lors des premiers conciles (Nicée en 325, premier concile de Constantinople en 381), en lien avec la volonté affirmée de Constantin et de ses successeurs de s’appuyer sur la force morale que constitue l’Église naissante. Ces dérives, car il s’agit bien de dérives par rapport au message évangélique, sortiront renforcées de la Contre-Réforme (concile de Trente en 1542).

1. La notion de hiérarchie et de ségrégation entre clercs et laïcs

L’encyclique Vehementer Nos du pape Pie X en février 1906 en est une bonne illustration :
« Cette Église est par essence une société inégale, c’est-à-dire une société comprenant deux catégories de personnes : les pasteurs et le troupeau, ceux qui occupent un rang dans les différents degrés de la hiérarchie et la multitude des fidèles. Et ces catégories sont tellement distinctes entre elles que dans le corps pastoral seul résident le droit et l’autorité nécessaires pour promouvoir et diriger tous les membres vers la fin de la société ; quant à la multitude, elle n’a d’autre droit que de se laisser conduire et, troupeau docile, de suivre ses pasteurs. »

Cette encyclique paraît d’un autre temps, mais elle semble avoir inspiré Lumen Gentium, citée plus loin, laquelle date de 1964 (Vatican II).

Le fait que ces notions aient été combattues et dénoncées par Jésus dans les Évangiles n’a jamais embarrassé l’Église. « Ni Jésus, ni aucun des douze apôtres ne sont présentés comme des prêtres,
ni le moins du monde référés au système hiérarchique du temple. Et dans la suite de Jésus, personne n’assume la fonction de contrôleur de la religion. »[3]

2. L’apparition d’un pouvoir sacré 

Voici un extrait de l’encyclique Lumen Gentium publiée en 1964 : « Celui qui a reçu le sacerdoce ministériel jouit d’un pouvoir sacré pour former et conduire le peuple sacerdotal, pour faire, dans le rôle du Christ, le sacrifice eucharistique et l’offrir à Dieu au nom du peuple tout entier ».

Il est étonnant que cette notion de sacré, et qui plus est de pouvoir sacré, soit encore retenue dans une encyclique majeure du concile Vatican II quand on sait que cette notion, et le terme « sacré » lui-même, n’apparaissent nulle part dans les Évangiles. On est même en droit de penser que Jésus a dénoncé cette notion : les trois Évangiles synoptiques (Mt 27, 51 – Mc 15, 38 – Lc 23, 45) évoquent le déchirement du voile du Temple, le plus sacré de tous les lieux sacrés chez les juifs, concomitamment avec la mort de Jésus. Ne veulent-ils pas signifier que l’avènement de Jésus signifie la fin du sacré et l’appel à la sainteté ? L’Évangile n’est-il pas, du début jusqu’à la fin, le récit d’un homme, Jésus, l’incarnation de Dieu parmi les hommes, pour prendre soin de son frère, et le remettre debout.
« Je sais que tu es le saint de Dieu », crie le premier possédé que Jésus guérit (Mc 1, 24).

Une autre interprétation du déchirement du voile du Temple – rappelons que seul le Grand Prêtre était autorisé à pénétrer dans le Saint des Saints (cœur du Temple de Jérusalem) le jour de la Pâque juive pour honorer Dieu – est que Dieu, par son fils jésus, est désormais accessible par quiconque et que nous n’avons besoin d’aucun intermédiaire pour accéder aux ressources du divin. Certains auteurs l’ont particulièrement bien illustré. Citons Augustin : « Le divin est plus intérieur à moi-même que moi-même. » Ou Maurice Zundel : « Le sens de notre vie c’est de sauver Dieu en nous. Nous sommes habités par une présence, la vie se poursuit à travers notre oui. » Dans une telle conception de la foi, nul besoin d’un intermédiaire sacré entre Dieu et nous.

Citons enfin Matthieu au chapitre 20, que l’on aimerait que notre hiérarchie ecclésiale médite un peu plus : « Celui qui parmi vous veut devenir grand sera votre serviteur, et celui qui parmi vous veut être le premier sera votre esclave, de même que le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup ».

3. L’apparition de la notion de pur-impur 

Cette notion est très présente dans les rites juifs et elle est constamment critiquée par Jésus dans les Évangiles, les références sont nombreuses. Cette notion de pur-impur réapparue au sein de l’Église est le point de départ :

  • de la ségrégation hommes-femmes, la femme étant, comme dans beaucoup de religions, l’être impur (menstruations) ;
  • de la justification du célibat : pour devenir sacré, l’homme doit s’abstenir de tout contact sexuel avec la femme ; le sacré devient, en quelque sorte, la contrepartie de ce célibat ; les notions de célibat et de sacré étant de ce fait liées, il est difficile de faire marche arrière, d’où l’impasse actuelle, et l’impossibilité théologique d’autoriser le mariage des prêtres ou d’ordonner des hommes mariés (et encore moins des femmes !).

4. L’apparition de la notion de sacrifice et de l’autel

(lieu du sacrifice et espace sacré de l’Ancien Testament)

On connaît toutes les expressions : « renouveler le sacrifice du Christ », « le Christ s’est sacrifié pour nous comme l’agneau », on en retrouve plusieurs dans le texte de la consécration (« que ce sacrifice trouve grâce devant Toi »). Le tableau de Jan Van Eyck, que l’on peut admirer à la cathédrale de Gand, en est une bonne illustration :

Van Eyck Agneau Mystique Panneau Central
Van Eyck, L’adoration de l’Agneau mystique (panneau central), 1432, cathédrale Saint-Bavon, Gand

« En confirmant contre Luther le caractère sacrificiel de la messe, la doctrine des sacrements, spécialement la transsubstantiation eucharistique du pain et du vin en corps et en sang du Christ et la nécessité qu’elle soit célébrée par un prêtre, etc., le concile de Trente consolide le système hiérarchique clérical et la séparation des clercs et des laïcs : impossible aux simples fidèles d’entrer en contact avec le divin sans passer par la médiation des prêtres-sacrificateurs. »[4]

5. Une vision très différente de l’eucharistie

Cette nouvelle vision de l’eucharistie s’inscrit dans la logique et la droite ligne des notions précédentes : primauté au sacré (autel), au pouvoir (prêtre seul autorisé à célébrer), à la notion de sacrifice, à la notion de pur-impur.

Pourtant, dans les premières communautés chrétiennes, il n’y a jamais eu de distinction prêtres–laïcs et le partage du pain se fait lors de célébrations domestiques, « en mémoire de lui » dans des espaces profanes (maisons). Voir le premier récit de l’institution de l’eucharistie selon saint Paul (1 Cor 11) qui met l’accent sur l’aspect fraternel du repas. On n’y trouve aucune référence à des notions de sacré ou de sacrifice.

Cette vision de l’eucharistie aboutit à des pratiques qui apparaissent à beaucoup comme des extravagances, comme chosifier Dieu et l’enfermer dans une boite (tabernacle), ou prétendre manipuler Dieu en lui demandant de descendre sur l’autel… Dans la théologie catholique, nos brahmanes sont censés, par la vertu de leur ordination, être des « Alter Christus », certains, comme le cardinal Sarah, coauteur d’un livre avec Joseph Ratzinger « Des profondeurs de nos cœurs » (édité en 2020), et qui ne doute de rien, n’hésitant pas à promouvoir les prêtres comme des « Ipse Christus », le Christ lui-même. Évidemment ces considérations servent également à justifier le célibat des prêtres.

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Michel Bouvard, le 25 décembre 2022

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[1] Jacques Ellul

[2] Loïc de Kerimel, préf. Jean-Louis Schlegel. (2020). Sortir du cléricalisme. Le Seuil. (p. 125)

[3] op. cit. (p. 45)

[4] op. cit. (p. 58) ; la notion de sacrifice est également débattue au chapitre 6 du livre

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