La pensée de Jacques Pohier;

La pensée de Jacques Pohier : une œuvre à redécouvrir de Michel Lecomte – Présentée par Martine Sevegrand ;

En fait, sa réflexion « superficielle » est celle de beaucoup de nos contemporains, croyants et incroyants. Comme beaucoup, il « largue » le Dieu auquel il faut offrir ses souffrances, le Dieu qui nous donne la vie mais en reste propriétaire. C’est pourquoi, ayant quitté la vie dominicaine, il devint secrétaire puis président de l’ADMD, l’association pour le droit à mourir dans la dignité.

Au contact des autres, Pohier remet en cause toute la doctrine catholique. Et d’abord, cette conception du sacrifice expiatoire du Fils pour nous « racheter » auprès du Père. Quel est donc ce Père dont la colère ne peut être apaisée que par le martyr de son Fils sur la croix ? Je laisse au lecteur la joie de découvrir le texte magistral, datant de 1989, intitulé ‘Dieu est-il encore père’ ? La formation psychanalytique de Pohier s’y retrouve, évidemment, de manière limpide. Je connaissais aussi depuis 1987 son étonnante homélie de Pâques intitulée ‘Dieu le ressuscité’ et j’ai pu, au téléphone, lui dire mon admiration.

Avec l’air de rien, Pohier détruit les dogmes de l’Église et je retrouve d’ailleurs certaines de mes convictions profondes depuis longtemps : cette religion qui nous fait espérer en un autre monde après la mort, n’est que l’inversion du monde présent. Parce que Pohier et son disciple Leconte sont avant tout des « psy », ils ne prononcent ni l’un ni l’autre le terme, pourtant approprié et attendu par moi, très marquée par le marxisme, celui d’aliénation. Pohier affirme : « Non, nous ne sommes pas une religion, notre problème essentiel n’est pas celui de la mort. […] Le Royaume de Dieu (c’est-à-dire Dieu) est là parce que Dieu vient dans ce monde-ci. Les béatitudes, le Sermon sur la montagne ne sont pas la charte de la vie dans un autre monde, mais la charte de la vie dans ce monde-ci ».

Michel Leconte montre de manière très convaincante comment Pohier retourne le sens des actes et des paroles de Jésus dans les évangiles qui deviennent alors vraiment libérateurs. Et ce serait la raison de son élimination par les chefs religieux et civils des Juifs : « Le vrai problème était essentiellement religieux : Jésus a été liquidé à cause de ce qu’il disait de Dieu, des rapports entre Dieu et les hommes et des rapports entre Dieu et lui », écrit Pohier en 1972. Pour ma part, je ne suis pas sûre que le problème ne soit que religieux. Jésus s’est attaqué aux élites juives sociales et religieuses, donc aux fondements de la société de son temps. Pohier écrit d’ailleurs un peu plus tard, en 1977, dans ‘Quand je dis Dieu’, que Jésus Christ nous délivre de « l’oppression des dieux que fabriquent les mécanismes sociaux, psychiques, religieux » ainsi que « des pouvoirs qui prospèrent sur l’édification et le culte des idoles ».

Pohier nous invite sur « l’autre versant », c’est-à-dire une nouvelle condition inédite de l’existence croyante. Pour lui, il y a de multiples visages du christianisme ; il rompt avec l’Église mais pas avec le Jésus des évangiles. Mais avec l’Église, la rupture est quasiment totale : il ne croit plus en Jésus « descendu du ciel » pour y « remonter » corporellement à l’Ascension ; quant à la résurrection, il en donne une autre interprétation : « la performance de Dieu qui bouleversa les disciples n’était pas de l’ordre de la résurrection des morts ou de Jésus, elle était de l’ordre de la manifestation de Dieu ». Jésus étant sorti de l’espace et du temps de notre monde, c’est pourquoi il ne peut plus être présent dans l’Eucharistie.

Les autorités romaines ne pouvaient se taire et laisser croire qu’un vrai dominicain pouvait soutenir une telle interprétation de la foi ; la Congrégation pour la doctrine de la foi (sic) dénonça, en avril 1979, les « erreurs » de Pohier, en premier lieu, la négation de « l’intention du Christ de donner à sa Passion une valeur rédemptrice ou sacrificielle » ; et, pour finir, son mépris de l’infaillibilité de l’Église ! Il est consolant de rappeler que trois cents chrétiens protestèrent ainsi qu’une vingtaine de théologiens, catholiques et protestants, défendant la liberté de la recherche sur la foi et dénonçant l’interdiction de célébrer l’Eucharistie comme moyen de pression disciplinaire.

Quarante-cinq ans après cette condamnation, Michel Leconte fait une œuvre salutaire : la pensée de Pohier est plus que jamais d’actualité.

Martine Sevegrand, historienne

Texte paru dans Golias-Hebdo – février 2025

Pour découvrir la présentation du livre ‘Jacques Pohier

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