Par Michel Fontaine
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(…) Je n’ai personnellement jamais eu faim – pas même pendant la guerre – ni vu un enfant mourir de faim.
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La faim n’est pour moi qu’une sensation agréable, une salivation, une idée heureuse : il est temps de se mettre à table.
Il me faut donc ici laisser la parole à ceux qui ont vu et témoignent.
Écoutons Jean Ziegler. Rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, il sait de quoi il parle.
Jean Ziegler a consacré l’essentiel de son œuvre à dénoncer les mécanismes d’assujettissement des peuples du monde : Retournez les fusils – Les seigneurs du crime – Les nouveaux maîtres du monde – L’empire de la honte – La haine de l’Occident – Le bonheur d’être Suisse. Il est, avec Susan George, auteur tout aussi prolifique, un des principaux défenseurs actuels des peuples opprimés.
J’ai beaucoup hésité à joindre les cinq pages qui suivent et sont extraites de son dernier livre : “Destruction massive – Géopolitique de la faim” paru en octobre 2011 au Seuil.
Cinq pages de citation, c’est beaucoup ! Mais il y a ces enfants qui meurent de faim. Et ils valent bien cinq pages.
Cinq pages de compassion.
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« Je suis à cent kilomètres au sud de Niamey. Toute la région est en détresse. Plusieurs facteurs y conjuguent leurs effets : une chaleur jamais atteinte de mémoire d’anciens, avec des pics de 47,5° à l’ombre, une sécheresse de deux ans, une mauvaise récolte de mil lors du précédent hivernage, l’épuisement des fourrages, une période de quatre mois d’attente entre l’épuisement de la dernière récolte et l’arrivée de la nouvelle, une attaque de criquets … Les murs des cases en pisé, les toits de paille, le sol sont chauffés à blanc. Le paludisme, les fièvres secouent les enfants. Les hommes et les bêtes souffrent de la soif et de la faim.
J’attends devant le dispensaire des sœurs de mère Teresa. Trois bâtiments blancs, couverts de tôle. Une cour avec, au milieu, un immense baobab. Une chapelle, des dépôts et, tout autour, un mur de ciment interrompu par un portail de fer.
J’attends devant le portail au milieu de la foule, entouré de mères. Le ciel est rouge. Le grand disque du soleil monte lentement à l’horizon.
Devant la porte de métal gris, les femmes s’agglutinent, le visage marqué par l’angoisse. Certaines ont des gestes nerveux, tandis que d’autres, les yeux vides, montrent une infinie lassitude. Toutes portent dans leur bras un enfant, parfois deux, couverts de haillons.
Ces tas de chiffons se soulèvent doucement au rythme des respirations.
Beaucoup de ces femmes ont marché toute la nuit, certaines même plusieurs jours. Elles viennent des villages attaqués par les criquets, éloignés de trente ou cinquante kilomètres. Elles sont visiblement épuisées. Devant la porte obstinément fermée, elles tiennent à peine debout. Les petits êtres squelettiques qu’elles portent dans leurs bras semblent leur peser démesurément. Les mouches tournent autour des haillons. Malgré l’heure matinale, la chaleur est déjà étouffante. Un chien passe et fait se lever un nuage de poussière. Une odeur de sueur flotte dans l’air.
Des dizaines de femmes ont passé une ou plusieurs nuits dans des trous creusés à mains nues dans le sol dur de la savane. Refoulées la veille ou l’avant-veille, elles vont, avec une infinie patience, tenter leur chance une nouvelle fois ce matin.
Enfin, j’entends des pas dans la cour. Une clé tourne dans la serrure.
Une sœur d’origine européenne, aux beaux yeux graves, apparaît, entrouvre le portail de quelques dizaines de centimètres. La grappe humaine s’agite, vibrionne, pousse, se colle au portail.
La sœur soulève un haillon, puis un autre, un autre encore. D’un rapide coup d’œil, elle tente d’identifier les enfants qui ont encore une chance de vivre.
Elle parle doucement, dans un ‘haoussa’ parfait, aux mères angoissées. Finalement, une quinzaine d’enfants et leur mère sont admis. La sœur allemande a les larmes aux yeux. Une centaine de mères, refusées ce jour-là demeurent, silencieuses, dignes, totalement désespérées.
Une colonne se forme dans le silence. Ces mères-là abandonnent le combat. Elles s’en iront dans la savane. Elles retourneront dans leur village, où la nourriture manque pourtant.
Un petit groupe se décide à rester sur place, dans ces trous protégés du soleil par quelques branches ou un morceau de plastique.
L’aube reviendra. Elles reviendront demain. Le portail s’entrouvrira de nouveau pour quelques instants. Elles tenteront à nouveau leur chance.
Chez les sœurs de mère Teresa, à Saga, un enfant souffrant de malnutrition aiguë et sévère se rétablit au maximum en douze jours. Couché sur une natte, on lui administre à intervalles réguliers, un liquide nutritif par voie veineuse. Avec une douceur infinie, sa mère, assise en tailleur à côté de lui, chasse inlassablement les mouches brillantes qui bourdonnent dans le baraquement.
Les sœurs sont souriantes, douces, discrètes. Elles portent le sari et le foulard blanc marqué des trois bandes bleues, ce vêtement rendu célèbre par la fondatrice de l’ordre des Missionnaires de la Charité, mère Teresa de Calcutta.
L’âge des enfants oscille entre six mois et dix ans. La plupart sont squelettiques. Les os percent sous la peau, quelques-uns ont les cheveux roux et le ventre gonflé par le kwashiorkor, l’une des pires maladies – avec le noma – provoquées par la sous-alimentation.
Certains trouvent la force de sourire. D’autres sont recroquevillés sur eux-mêmes, poussant de petits râles à peine audibles.
Au- dessus de chacun d’eux se balance une ampoule. Elle contient le liquide thérapeutique qui descend goutte à goutte à travers le fin tuyau jusqu’à l’aiguille plantée dans le petit bras.
Environ soixante enfants sont en permanence en traitement sur les nattes des trois baraquements.
“Ils guérissent presque tous”, me dit fièrement une jeune sœur du Sri Lanka préposée à la balance suspendue au milieu de la baraque principale où les enfants hospitalisés sont pesés quotidiennement. Elle remarque mon regard incrédule.
De l’autre côté du mur, au pied de la petite chapelle blanche, les tombes sont nombreuses.
Elle insiste pourtant : “Ce mois-ci, nous n’en avons perdu que douze, le mois dernier, huit.”
En passant plus tard au sud, à Maradi, où Médecins sans frontière lutte contre le fléau de la sous-alimentation et de la malnutrition infantiles aiguës, j’apprends que le chiffre des pertes des sœurs de Saga est très bas, rapporté à la moyenne nationale.
Les sœurs travaillent nuit et jour. Certaines ont manifestement atteint l’extrême limite de l’épuisement.
Il n’existe aucune hiérarchie entre elles. Chacune vaque à sa tâche. Aucune ne jouit d’un quelconque pouvoir de commandement. Ici, il n’existe ni abbesse, ni prieure.
Dans le baraquement, la chaleur est étouffante. Le groupe électrogène et les quelques ventilateurs qu’il permettrait d’actionner sont en panne.
Je sors dans la cour. L’air tremble de chaleur.
De la cuisine à ciel ouvert s’échappe l’odeur de la pâte de mil qu’une jeune sœur prépare pour le repas de midi. Les mères des enfants et les sœurs mangeront ensemble, assises sur les nattes du baraquement central.
La lumière blanche de midi m’aveugle.
Sous le baobab, un banc est dressé. La sœur allemande que j’ai vue ce matin y est assise, épuisée. Elle me parle dans sa langue. Elle ne veut pas que les autres sœurs la comprennent. Elle craint de les décourager.
“Vous avez vu ?” me demande-t-elle à voix basse. “J’ai vu.”
Elle reste silencieuse, les bras noués autour de ses genoux.
Je demande:
“Dans chacun des baraquements, j’ai aperçu des nattes vides pourquoi, ce matin, n’avez-vous pas admis plus de mères et d’enfants ?”
Elle me répond “Les ampoules thérapeutiques coûtent cher. Et puis, nous sommes loin de Niamey. Les pistes sont mauvaises. Les camionneurs exigent des frais de transport exorbitants . .. nos moyens sont réduits.”
La destruction, chaque année, de dizaines de millions d’hommes, de femmes et d’enfants par la faim constitue le scandale de notre siècle.
Toutes les cinq secondes, un enfant de moins de dix ans meurt de faim. Sur une planète qui regorge pourtant de richesses …
Dans son état actuel en effet, l’agriculture mondiale pourrait nourrir sans problèmes douze milliards d’êtres humains, soit deux fois la population actuelle.
Il n’existe donc à cet égard aucune fatalité.
Un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné. »
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Fin de citation.
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Pourquoi ? Comment cela est-il possible ?
Un exemple pour comprendre : nous avons vu le dumping de la viande dans la première partie de ce chapitre ; voici maintenant le dumping des céréales…
L’agriculteur chez qui nous séjournons lorsque nous allons faire du vélo le long des canaux français cultive de très grandes surfaces de céréales. Il me dit : “Sans les subventions, je ne gagne pas un franc !” Cela m’interpelle et j’essaie de comprendre.
Concrètement, cela veut dire que les multinationales qui lui achètent son colza et son blé lui paient un prix tellement bas qu’il ne saurait en vivre. Les subventions qui lui permettent de vivre sont prises dans la poche du citoyen afin que les multinationales puissent acheter bon marché. C’est donc le citoyen qui paie la différence. L’Europe le fait, c’est la PAC (Politique Agricole Commune déjà citée). Les USA le font aussi, tant avec le maïs qu’avec le coton. C’est la guerre : cela maintient le cours des céréales au plus bas. C’est le résultat du travail des lobbies de l’agroalimentaire auprès de nos hommes politiques.
Grâce à ces subventions, nous sommes capables de vendre nos produits moins chers que ce qu’ils coûtent à la production dans les pays pauvres : c’est le dumping. Et nous ruinons ainsi leur agriculture car eux n’ont pas les moyens de la subventionner.
Par cette stratégie, tout à fait consciente et organisée, nous engendrons délibérément la famine et la mort. Grâce à ce moyen, ce sont toujours les plus riches qui gagnent.
Notez que ce mécanisme n’enrichit pas spécialement l’agriculteur qui, comme nous, y participe involontairement, mais les spéculateurs et les multinationales de l’agroalimentaire qui sont les véritables assassins avec l’assentiment et l’aide de nos hommes politiques.
Dans la suite de son livre, Jean Ziegler nous explique en détail le pourquoi et qui sont les responsables.
En vrac, nous trouvons donc derrière ce scandale de la faim, la spéculation sur des denrées alimentaires, les subventions des agricultures de nos pays riches et le dumping, l’avidité de l’industrie agroalimentaire et des producteurs de semences et d’intrants, l’or vert ou – pour être plus clair – le mazout de maïs, de canne à sucre, de colza ou de betteraves, la corruption des dirigeants des pays sous-développés et la complicité des pays riches, l’ultra-libéralisme et la suppression des barrières douanières, le vol des terres arables . . . ça fait beaucoup quand même !
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Je voudrais vous partager ici, l’expérience que j’ai vécue en tapant ces pages de Jean Ziegler, hier…
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Je suis un autodidacte tardif du clavier. Hier, j’étais fatigué et je tapais mal. Je faisais faute sur faute et j’ai mis une bonne heure pour taper ces cinq pages : chaque ligne, je l’ai lue deux fois. Je suis donc resté longtemps avec Jean Ziegler dans la chaleur du baraquement des sœurs de mère Teresa à regarder les mères et leurs enfants mourants. J’ai ressenti l’angoisse et la compassion m’a pris aux tripes. Au bout d’une heure, j’avais les larmes aux yeux et c’était devenu insupportable.
Relisez ces pages, attardez-vous un peu avec les enfants, imprégnez vous des visages, des mouches et de la sueur.
De l’angoisse …
Réfléchissant sur les tsunamis et la faim, je me suis rendu compte à quel point nous ‘zappons’. Il faut du temps pour digérer la souffrance. Il ne s’agit pas de masochisme, il s’agit seulement de laisser entrer la compassion.
La télé, les journaux télévisés nous apprennent à zapper.
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« La télévision, écrit Christian Bobin dans ‘L’inespérée’, la télévision c’est le monde qui s’effondre sur le monde. La télévision, c’est le monde à temps plein, à ras bord de souffrance, impossible à voir dans ces conditions, impossible à entendre. Tu es là dans ton fauteuil ou devant ton assiette, et on te balance un cadavre suivi du but d’un footballeur, et on vous abandonne tous les trois, la nudité du mort, le rire du joueur et ta vie à toi, déjà si obscure, on vous laisse chacun à un bout du monde, séparés d’avoir été si brutalement mis en rapport : un mort qui n’en finit pas de mourir, un joueur qui n’en finit pas de lever les bras, et toi qui n’en finit pas de chercher le sens de tout ça, on est déjà à autre chose, dépression sur la Bretagne, accalmie sur la Corse. ».
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Ne zappez pas !
Quelques instants de plus dans la chaleur, avec les enfants et les mères : le temps de laisser entrer les images, le temps de la compassion et de l’humanité.
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Michel Fontaine