Guerre à Reillon en Lorraine 1914/1918

La triste guerre actuelle en Ukraine rappelle à beaucoup des souvenirs anciens qui restent douloureux !

Dans l’article d’Ecoute et Partage[1]paru le mois dernier et intitulé « Commémoration du Combat des Bras de chemises », on évoquait des combats sanglants qui ont eu lieu en France au siècle dernier. M. le sous-préfet de Lunéville cite M. Albert Jacquot, maire de Reillon de l’époque. Beaucoup de nos lecteurs souhaitent en savoir davantage.

Aussi, pour compléter cette présentation, Lucie et André, les enfants de M. Jacquot,  donnent ci-dessous quelques précisions de la situation telle qu’ils l’ont vécue eux-mêmes pendant leur enfance. Ils avaient respectivement 7 et 11 ans au début de la guerre. …

.[1] https://ecoutetpartage.fr/combat-des-bras-de-chemises/

.

André relate la mobilisation générale en 1914 :

Le 4 août exactement, seize hommes du village sont appelés. Tous des hommes jeunes, solides… Je me souviens de ce moment vraiment triste. Mon père, Albert, qui a alors 38 ans, s’est d’abord battu entre Pont à Mousson et Verdun avant d’obtenir un poste plus calme en Alsace pour l’approvisionnement des troupes avec des ânes.

Après les batailles de Morhange et de Gerbéviller, le front se stabilise ici, entre Reillon/Leintrey et Gondrexon, le village voisin. Au début, ce sont des combats de mouvement et puis viennent des patrouilles qui sillonnent le pays. Des tranchées sont creusées … Un officier français voyant les allemands forer les premiers boyaux s’écrie : « Ah les cochons, ils se cachent ! » Se cacher, s’enterrer, oui, pour mieux surgir et attaquer le moment venu. Il y a une époque où il pleut tellement que les soldats allemands et français sortent de leurs trous pour survivre ensemble et échanger quelques marchandises, … « Et puis les officiers mettent le holà. »

Dès le début de la guerre, les enfants et les hommes non réquisitionnés, âgés ou déficients, suppléent les absents en assumant toutes les tâches nécessaires au fonctionnement des fermes. Mais ce sont surtout les femmes qui prennent le ‘manche’. Ma mère se rend dans son champ de betteraves dès 4 heures du matin, à la lisière du front. Les soldats qui la voient et la tolèrent, la mettent cependant en garde à propos des réactions des officiers plus belliqueux qui tolèrent mal sa présence en ce lieu.

Après un moment de silence, André reprend :

Un après-midi d’août[1], alors que ma mère, ma sœur et moi, nous récoltons du blé dans un champ avec une faucheuse-javeleuse, nous entendons des cris si épouvantables, si horribles, de tels hurlements de morts qu’effrayés, bouleversés, nous rentrons rapidement à la maison : c’étaient 12 cavaliers français au pantalon rouge, en tenue de combat, et en chemise, bras à nu vu la chaleur, qui se heurtaient par-delà le bois proche à une patrouille plus nombreuse d’allemands, dits les Uhlans[2]. Les combats au sabre, au corps à corps, ne laissent aucun Français survivant. Tous sont tués sur le champ avec leur cheval. Tous sauf un qui eut la chance de tomber sous son cheval et qui reste volontairement inerte.

Le soir venu, les Uhlans ayant quitté le champ de bataille, le malheureux se dégage de sa posture pour s’approcher du village et se camoufler en frappant à une porte accueillante. Le lendemain, il est habillé en civil grâce à une tante de maman. Avec un chapeau de paille sur la tête et une tenue de camouflage plus efficace pour rejoindre son régiment, il est parti à pied, un râteau sur l’épaule afin de passer pour un paysan…. Je gardais les vaches dans la prairie ce matin-là et je l’ai vu passer près de moi comme si de rien n’était mais je savais son histoire et j’en étais encore tout drôle.

Avec les autres enfants, je vais souvent voir les soldats qui reviennent du front, leurs vareuses raides de boue. Ils s’amusent avec nous. Nous jouons aux cartes et nous partageons leur soupe. Quelquefois ils y mettent un peu trop de poivre et rient de nos grimaces.

« Reillon sert de base arrière pour les soldats. Une infirmerie est installée dans une maison et derrière, le terrain sert de cimetière militaire ! … »

En novembre, comme les combats se fixent sur le secteur de la zone dite « rouge », tous les habitants qui restent encore au village doivent se résoudre à partir. L’ordre d’évacuer s’impose. C’est l’exode, c’est la débâcle. Ma mère conduit deux chevaux avec un chariot chargé en hâte de ce qui nous semble essentiel. Ma sœur et moi, nous la suivons avec notre petit troupeau de vaches et génisses. Il est 4 heures de l’après-midi. Quand nous arrivons à Domjevin, le jour est tombé, les maisons sont toutes désertées. Nous passons la nuit dans l’une d’elles avant de reprendre la route le lendemain jusque Bénaménil où l’on nous dirige vers Saint Clément. Là, nous avons accès à une petite maison libre tandis que le bétail est enfermé dans un local communal.

Un chariot lors de l’évacuation …

.

Tour à tour, frère et sœur expriment ensuite leurs souvenirs personnels. 

Lucie précise :

Lucie et André en 1918

Je pousse un veau très fatigué par la longue marche. Ma tante Joséphine pousse, quant à elle, un landau avec son fils Marin. Il y a parfois échange de rôles … Ma mère a gardé une vache pour fournir le lait quotidien de la famille. Les chevaux qui sont achetés par l’armée sont emmenés à Baccarat …

Nous n’entretenons par la suite qu’une vache pour le lait, les autres prennent bien vite le chemin de l’abattoir. Nous sommes restés à St Clément pendant six ans, jusqu’en 1920.

C’est donc à St Clément que j’ai fréquenté l’école primaire jusqu’au certificat d’études, l’interrompt André. J’aurais aimé poursuivre mes études mais mes parents avaient besoin de moi et de mes bras. Je n’ai fréquenté les cours agricoles qu’un hiver à Pixerécourt, près de Nancy …

Et moi, reprend Lucie, je suis allée à l’école des filles du village pendant deux ans. Ensuite, à 13 ans, après le « 1er ordre[3] », je suis partie pour trois ans à Thaon-les-Vosges où j’ai passé à 16 ans le Brevet Elémentaire. Puis, après le concours de l’Ecole Normale, de 1920 à 1923, j’ai obtenu le Brevet d’Etudes Primaires Supérieures et mon initiation fut complétée par une formation pédagogique. Je ne revenais à la maison qu’à la Toussaint, Noël, Pâques et les grandes vacances. Le changement de train à Blainville me faisait perdre à chaque fois une demi-journée.

Albert Jacquot, (vers 1916)

Mon père, bien qu’ayant enduré partiellement les hostilités près de Pont à Mousson, lieudit Bois le Prêtre, est revenu de cet enfer en 1918. Voici, textuellement, ce qu’il m’écrit l’année suivante à Thaon-les-Vosges où je suis en internat pour ma formation d’institutrice. Il est en effet venu en reconnaissance à Reillon et a parcouru le territoire :

 « Des pans de murs, des ruines, des trous, des tranchées … Reillon est méconnaissable ! le village est complètement détruit. Ne restent que quatre pans de mur dans tout le village. C’est une douleur énorme qui m’étreint, une souffrance énorme qui m’envahit … A 4 heures, quand je quitte Reillon, je pars sans regarder derrière moi ! Je ne me dis, jamais, jamais je ne reviendrai là, jamais je ne retournerai dans un lieu aussi sinistre… Puis, mais je n’ose te le dire, sans jeter un dernier regard sur ce spectacle, j’ai caché mon visage avec mes mains pour pleurer amèrement … »

Lucie reprend :

Ces mots, ces paroles, ces phrases sont restés gravés à jamais dans ma mémoire !

.

André, lui-même secoué par ce que sa sœur vient de préciser, enchaine :

Notre maison de Reillon, comme toutes les autres, étant détruite, il faut patienter deux années supplémentaires pour obtenir un logis provisoire. Au printemps 1920, nous sommes à nouveau à Reillon, et vivons d’abord dans une baraque en bois qui s’appuie sur d’anciens pans de mur.

Des tranchées, des barbelés, des obus, des munitions, il y en a partout sur le territoire de Reillon quand nous revenons. Au premier labour avec nos chevaux, nous retournons neuf obus avec la charrue en une seule journée mais des centaines en tout ! Au début nous avons peur d’une explosion mais on s’habitue à tout, même lorsqu’on frôle le danger. Et bien vite, nous acquerrons l’expérience de porter les obus sur l’épaule afin de les regrouper aux limites des propriétés. Dans un endroit où des artificiers viennent les chercher pour les faire sauter »

Il y a beaucoup à faire …Partout, tout est à reprendre, à rebâtir. Des entreprises ont progressivement en charge la reconstruction de villages entiers. Les camions n’existant pas, un petit train, le tacot, est installé, qui remonte le village afin de convoyer les matériaux.

.

En 1924 seulement, le village est à peine à peu près reconstruit mais les hommes ne sont pas tous là :

Sur quatorze hommes mobilisés, huit ne sont jamais revenus. Huit ont été tués. Huit sur 96 habitants et ils n’étaient ni des grands-pères, ni des gosses ! Reillon qui ne rassemblait déjà que 96 habitants au début de la guerre, n’en retient plus que 40 à la fin de la guerre. Près de la moitié des villageois ont préféré quitter le secteur trop sinistré.

 André, poursuivant son récit et revivant ses souvenirs, énumère les disparus, comme une litanie.Et dans une complainte, il cite les noms :

– Un fils Thiébaut … tué ; le maréchal-ferrant Camaille … tué ; le fils Michel … tué ; Léon Bonhomme … tué. Les seuls qui s’en sont sortis étaient à l’arrière de la ligne de combat ou prisonniers. Dans ces circonstances, un bienfait pour eux ! 

– Je fais moi-même classe aussi dans une baraque, dit encore Lucie, avant d’inaugurer l’école reconstruite en 1924, année de mon CAP[4]. Notre maison en dur n’est réalisée qu’à partir de 1923 ».

Elle clôt l’échange par ces quelques mots lourds dans un silence pesant :

Toute notre jeunesse a été marquée par la guerre ; notamment avec l’évacuation à Saint Clément pendant plus de cinq ans. En réalité, nous n’avons pas eu de jeunesse ; nous avons été “gâtés” par la guerre ; entendons-nous bien, “gâtés”, c’est-à-dire “abîmés” ! ».


.

[1] https://ecoutetpartage.fr/combat-des-bras-de-chemises/

[2] L’opération est surnommée « Opération des bras de chemise » car les soldats ayant trop chaud, ont décidé de remonter leurs manches. Le monument des « Bras de chemise » entre Reillon et Gondrexon rappelle aujourd’hui encore cette bataille.

[3] Soldats à cheval ou cavaliers légers armés de lances, d’épées et de carabines, des armées germaniques.

[4] Examen de fin d’école primaire à ce moment-là

[5] Certificat d’Aptitude Pédagogique d’institutrice

.

Les lignes ci-dessus sont extraites d’un livre, « Les nuages passent, le soleil veille … » (310 pages)

Pour obtenir une présentation de ce livre, cliquer

Auteur : Pascal JACQUOT

Editeur : « Les 3 Colonnes » (Disponible chez l’auteur ; 20 € + frais de port ; Je pends contact avec Écoute et Partage)

Note : 5 sur 5.

Un commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *