Cultiver sa vie avec ses limites

Jacques Musset

Un jardin où il ne pousse pas de mauvaises herbes n’est pas un jardin. On peut bien entendu répandre du désherbant dans les allées et se débarrasser à la fin de l’hiver et au début du printemps des graminées sauvages qui ont prospéré durant la froide saison et colonisé les carrés inoccupés, mais quel jardinier tant soit peu soucieux d’écologie prendrait le risque d’empoisonner ainsi son terrain pour mieux le nettoyer ? Reste la manière ancestrale, propre et saine qu’est l’huile de coude pour déloger les importunes avant de bêcher, semer et planter. Qui dira le bonheur du tâcheron à voir les planches de son jardin impeccables !

Mais le combat contre les mauvaises herbes ne finit jamais. Peu à peu, elles refont surface, bien que l’on se soit escrimé à en arracher minutieusement les racines. Inutile de s’en étonner et de partir en guerre contre ces récalcitrantes. Ne sont-elles pas les premières occupantes des lieux et n’auraient-elles pas d’ailleurs le droit de protester contre leur expulsion permanente ?  En réalité, de nouvelles intruses venues du jardin des voisins ou parachutés du ciel par les oiseaux de passage s’ajoutent aux variétés implantées depuis des lustres. Dans mon jardin, sont ainsi apparus insidieusement depuis quelques années la prêle indéracinable, les oignons sauvages et le trèfle prolifique.

Si elles n’ont pas le pouvoir de résider officiellement dans le potager, les mauvaises herbes repointent perpétuellement le bout de leur nez. Leurs graines germent et l’on voit réapparaitre peu à peu les indésirables au milieu des radis, des salades, des poireaux, des courgettes, des betteraves rouges, du céleri boule, des tomates, de la mâche, des poivrons et des aubergines. Ce sont partout les mêmes incorrigibles. Elles ont une énergie incroyable et elles prospèrent outrageusement sans craindre le soleil, le vent ou la pluie ! Et vous fragiles plantes potagères, un rien, un ver vous blesse !

Impossible de les laisser s’étendre sous peine de les voir étouffer les jeunes semis et les plants nouveaux, ou du moins pomper les ressources organiques nécessaires à leur fructification. Il faut donc recommencer sans cesse, tout au long du printemps et de l’été, à désherber. A genoux, accroupi ou courbé, le jardinier, la binette à la main, traque les indésirables sans ménagement. Opération monotone et ennuyeuse. La récompense est cependant au bout de l’effort : les plantes poussent avec plus d’aisance …

Notre jardin est aussi bien pourvu en mauvaises herbes. Et il n’y a ni à s’en étonner ni à s’en inquiéter. En effet, notre terre singulière est loin d’être chimiquement pure ! Chacun de nous promène dans l’existence ses tics, ses travers, ses défauts, ses manies, ses préjugés, ses prétentions, ses hargnes, ses amertumes, ses rancunes …Nous les héritons de nos parents, de notre éducation, du milieu social et culturel qui nous a « formatés » et conditionnés. Sans en avoir conscience, nous avons endossé cet héritage. Ce n’est que plus tard, en nous heurtant aux évènements, en nous confrontant à autrui, en traversant des périodes critiques et des conflits que nous avons commencé à être lucides sur nous-mêmes et sur certains traits peu avantageux de notre tempérament. Contrariés, déçus, dépités de constater que nous étions encombrés de ces côtés peu flatteurs socialement parlant, nous nous sommes sentis à maintes reprises impuissants à les maitriser. Bien entendu, nous n’en avons pas pris notre parti. Nous nous sommes efforcés – pour ne pas perdre la face – de tenir en laisse ces tendances récurrentes …

Renonçant à être parfaits ou à le paraitre, nous avons pu alors – et cela est sans fin – nous livrer sans tension à un travail de désherbage intime pour vivre vrai avec nous-mêmes et avec les autres. Le jardinier sait qu’il lui faudra sans cesse et toujours sarcler ses carrés sans jamais réussir à remporter une victoire définitive. Aucun d’entre nous n’a à se décourager dans son application à se débarrasser de telle ou telle réaction spontanée et récurrente qu’il n’arrive pas à juguler, même si, à force de vigilance, il se contrôle davantage. Cela n’empêche pas qu’il lui sera nécessaire à longueur de vie de s’accepter avec le côté un peu tordu de sa personnalité. Un brin d’humour y aide singulièrement de même qu’un zeste d’humilité. Moyennant quoi, les graines d’humanité que nous semons en nous et autour de nous auront plus de chance de germer et de grandir dans de saines conditions et, au bout du compte, de produire des fruits de qualité. Si, au lieu de nous lamenter sur nos fragilités, nous mobilisons nos énergies pour cultiver avec soin les plantes essentielles que sont la vérité, la justice, la fraternité, alors, sans parvenir à chasser définitivement l’ivraie de notre champ, nous serons récompensés par d’étonnantes et surprenantes récoltes.

Extrait du livre « A la recherche du trésor caché« 

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