Construire l’avenir sans ressasser le passé

     Prise de conscience              

Cet article du journal Réforme (voir ci-dessous) a été publié dans le N° 3652 du 6 avril 2016, page 14, sous la rubrique “Témoignage” : CENTENAIRE DE VERDUN. L’auteur, Pascal Jacquot, lecteur de Réforme, petit-enfant d’un poilu  mort en octobre 1914, nous livre un texte émouvant sur la vie quotidienne dans une Lorraine meurtrie. « À Reillon, cette contrée sent la mort qui rôde encore »

Depuis 2014, avec la commémoration du centenaire de la 1ère guerre mondiale, et particulièrement en 2016, avec notamment la célébration des combats à Verdun de 1916, je prends conscience du passé particulièrement douloureux qui a touché ma famille et dont j’étais bien sûr informé mais pas totalement lucide sur la gravité du traumatisme.

Léon

Ma grand-mère maternelle a vu en effet sa vie basculer avec la mort de son mari Léon sur le front en octobre 1914. Elle n’avait alors que 24 ans mais déjà trois jeunes garçons de 5, 4, 3 ans  et une petite fille de 1 an, Hélène, qui est devenue ma mère. Léon est mort à Aix-Noulette dans le Nord-Pas de Calais après deux mois seulement sur le champ de batailles : comme papa de quatre enfants, il avait été mobilisé à tort et espérait seulement rentrer rapidement chez les siens dès que l’administration aurait régularisé sa situation militaire …

De son côté, mon grand-père paternel, réquisitionné lui aussi, qui avait deux enfants, a pour sa part participé aux terribles luttes de Verdun mais il a pu rejoindre sa famille après la guerre. Je ne l’ai cependant pas davantage connu car il est mort, quelques années après, écrasé par un taureau dans sa stalle.

La famille de ma mère et celle de mon père habitaient le même village lorrain, Reillon, qui fut de 1914 à 1918, le théâtre de lourds combats et devint ce qu’on a appelé la « zone rouge ». Pendant cinq ans le terroir fut percé de tranchées et tunnels, couvert de barbelés et d’abris rustiques et bouleversé de trous d’obus … Pendant cinq ans les deux familles ont été « évacuées », l’une à St Clément, l’autre à Hériménil, à 20 kilomètres environ du front … Elles sont parties avec quelques bêtes et un chariot chargé de l’essentiel, trainé par deux chevaux. Après la guerre, elles n’ont retrouvé dans leur village que ruines et paysage apocalyptique mais les bras vaillants des rescapés ont, progressivement et sans se lasser, déblayé, reconstruit, labouré en rassemblant les obus non explosés …

Grand-mère maternelle Reine avec ses 4 enfants

En 1939, vingt ans plus tard, mon père fut à son tour appelé sous les drapeaux pour une nouvelle guerre. Avec trois enfants (trois garçons de 5,3 et 2 ans) il ne put prétendre à une exemption bien que sa femme soit à nouveau enceinte mais il rentra indemne à la maison dès ma naissance ! Et fin 1944, pendant deux mois, toute la famille fut encore « évacuée »  pour s’éloigner des combats : je n’avais alors que quatre ans mais je me souviens de ces attelages avec vieillards et enfants juchés sur des objets disparates. Durant toute mon enfance, mes frères et moi avons joué avec des balles qui trainaient dans la campagne. Dans un bois de sapin qui couvrait partiellement la « zone rouge » et conservait les affres des tranchées et abris, j’ai même récupéré un crâne dont une balle avait perforé son front et, par réalisme ou fatalisme, je l’ai spontanément placé sur ma table de nuit.

Après la guerre, le travail sollicitait les efforts de tous ; à la maison, pas de machine à laver le linge, pas de salle de bain ni wc ; la pierre à eau de la cuisine était le seul lavabo pour toute la famille et il fallait chercher l’eau avec un seau près de l’auge du bétail. Dans ce contexte particulièrement sombre et difficile, je n’ai jamais entendu ou vu mes parents ou ma grand-mère maternelle se plaindre … Au contraire, cette dernière, veuve toujours vêtue de noir, remerciait le ciel avec son chapelet quotidien d’avoir préservé ses enfants qui,  prisonniers en Allemagne, ont tous pu revenir à la maison. Et elle a fait transporter les restes de son mari, 50 ans après sa mort, pour pouvoir être dignement enterrée auprès de lui dans le village. Quant à ma mère, gaie et généreuse, qui aimait chanter, danser, elle accueillait spontanément les familles éplorées qui venaient se recueillir sur les tombes locales … L’une et l’autre parlaient souvent de Léon, leur mari, leur père, pour évoquer son absence ou rappeler sa bravoure, son courage mais ni l’une, ni l’autre ne savaient geindre. Jamais, elles n’ont souhaité visiter Verdun qui rappelait trop de souvenirs douloureux et elles ne m’ont jamais incité à réaliser le pèlerinage de l’ossuaire du Douaumont. M’en ont-elles même dissuadé indirectement ? Je n’ai en effet découvert ce lieu avec émoi que récemment, à 75 ans, et ce constat m’interpelle …  

Maintenant, à Reillon, la plupart des terres ont retrouvé leur vocation agricole. Deux cimetières, l’un français, l’autre allemand, alignent pourtant toujours côte à côte leurs milliers de tombes et un ami qui visitait dernièrement la campagne me confia : « cette contrée sent la mort qui rôde encore ». En repensant à la dignité de mes proches qui ont préféré construire l’avenir plutôt que de ressasser le passé, je relis aujourd’hui avec beaucoup d’émotion l’original du courrier d’un compagnon de Léon qui a précisé ainsi à ma grand-mère les derniers moments de son mari : « Léon fut blessé dans la matinée du 12 octobre vers 9h.. Une balle lui a traversé le corps à la ceinture. Il resta jusque 4 h derrière une meule de paille. Combien de fois a-t-il dit, “ma femme, mes pauvres enfants, dites à ma femme que je suis mort en chrétien”. Il fut transporté en ambulance à Aix-Noulette et est mort dans la soirée le même jour …». 

Pascal JACQUOT

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