Incapable de créer la moindre libellule

« Cette pensée humaine capable de créer les plus formidables machines est incapable de créer la moindre libellule »

Edgar Morin, sociologue et philosophe

Dans un texte écrit pour « Le Monde », le sociologue et philosophe revient sur le siècle écoulé, durant lequel s’est accrue « de façon inouïe la puissance humaine, en même temps que, de façon non moins inouïe, l’impuissance humaine ».

Article publié le 07 07 2021, la veille de l’anniversaire de l’auteur (qui devient centenaire)

Avant de considérer la crise que nous vivons depuis 2020 puis d’en supputer les suites, essayons de la situer dans la phase extraordinaire de l’aventure humaine qui a commencé il y a soixante-quinze années et a connu des imprévus eux-mêmes extraordinaires. C’est une période où s’accroît de façon inouïe la puissance humaine, en même temps que, de façon non moins inouïe, l’impuissance humaine.

En 1945, la bombe sur Hiroshima annonce la possibilité d’anéantissement de presque toute l’espèce humaine, possibilité qu’accroît par la suite la multiplication des armes nucléaires, notamment dans des Etats hostiles les uns aux autres. En cas de guerre nucléaire mondiale ne subsisteraient que quelques îlots de survivants. Ce déchaînement de puissance nous réduit à l’impuissance.

En 1972, le rapport Meadows avertit l’humanité du processus de dégradation de la planète tant dans sa biosphère que dans sa sociosphère. Les cinquante années suivantes voient son aggravation continue. La conscience de cette menace se fait très lentement et demeure insuffisante, tandis que les ravages se poursuivent dans l’atmosphère, les rivières, les océans, les terres stérilisées par l’agriculture industrialisée, l’alimentation, les villes polluées, la vie humaine.

A partir de 1980, le mouvement transhumaniste, né en Californie, se répand dans les élites de la technique et de l’économie. Il prévoit une métahumanité dotée de l’immortalité et une métasociété harmonieusement réglée par l’intelligence artificielle. Animé par la conscience des possibilités de nouveaux pouvoirs technoscientifiques qui permettent de concevoir le prolongement de la vie humaine et un homme augmenté dans ses pouvoirs, le transhumanisme reprend et développe le mythe occidental de maîtrise illimitée du monde extérieur et l’utopie d’une société rendue harmonieuse par l’usage managérial de l’intelligence artificielle éliminant les désordres, donc les libertés. Il annonce, en fait, une métamorphose de l’humanité tant individuelle que sociale en une post-humanité ou surhumanité.

Globalisation

En 1989-1990 s’opère l’invasion du capitalisme en ex-Union soviétique et en Chine communiste, en même temps que la diffusion mondiale des moyens de communication immédiate. Cette mondialisation ou globalisation crée une communauté de destin pour les humains de tous continents, face aux périls communs (nucléaires, écologiques, économiques). Cette communauté de destin permet d’entrevoir la possibilité d’une métamorphose non pas transhumaniste mais panhumaniste, allant dans le sens non pas d’un homme augmenté mais d’un homme amélioré dans une Terre-patrie qui engloberait sans nullement supprimer nos patries nationales – cela à la condition préliminaire qu’apparaisse une nouvelle pensée politique humaniste.

A la même période s’opère en Grande-Bretagne et aux Etats Unis ce qu’on peut appeler une révolution néolibérale qui non seulement prône l’économie de marché pour résoudre tous problèmes sociaux, mais aussi vante la privatisation et la commercialisation des services publics, y compris des hôpitaux, réduisant l’Etat au rôle de gendarme.

Cette révolution se mondialise et dès lors, partout dans le monde, le pouvoir de l’argent domine et se déchaîne. Il aggrave une crise des démocraties corrompues par ce pouvoir, ainsi qu’une crise de la pensée politique, vidée de tout contenu et se mettant à la remorque de l’économie, elle-même soumise au néolibéralisme.

Nous vivons donc aujourd’hui une formidable dynamique scientifique-technique-économique-politique déterminée par le développement incontrôlé des sciences, le développement incontrôlé des techniques, sous l’impulsion effrénée des forces économiques et celle, non moins effrénée, de la volonté de puissance des Etats.

Enorme régression politico-sociale

Cette dynamique contribue à une énorme régression politico-sociale où apparaissent un peu partout sur la planète des chefs d’Etat dits « populistes » parce que démagogues, des régimes néoautoritaires à façade parlementaire, tandis que se multiplient les moyens qui permettent une société de domestication et de surveillance par reconnaissance faciale, contrôle des télécommunications, satellites ou drones espions – c’est déjà la réalité chinoise. La « bigbrotherisation » est en marche.

C’est dans ces conditions, ponctuées par des révoltes un peu partout dans le monde, toutes réprimées et certaines avec une extrême férocité, c’est dans cette phase de périls et de transformations que surgit la crise provoquée par la pandémie de Covid-19, devenue quasi instantanément planétaire, multidimensionnelle et dont nous ne sommes pas sortis.

C’est alors que se révèle la faiblesse d’une science que l’on croyait toute-puissante. Déjà l’alerte du sida en 1983 avait entamé la croyance en une science toute-puissante qui éliminerait bactéries et virus. Mais la certitude de la maîtrise de l’ennemi microscopique demeurait. Or, voilà un virus dont on peut analyser les molécules constitutives, mais dont on ignore toujours l’origine, et qui peut-être serait le microscopique produit d’un docteur Frankenstein chinois échappant à son créateur, et ayant le comportement aberrant d’un virus fou, frappant diversement ses victimes, mortellement parfois.

On saura plus tard si la recherche de vaccin n’a pas ralenti la recherche de remède, si certains remèdes n’ont pas été écartés sous la pression de trusts pharmaceutiques puissants jusqu’à parasiter les autorités de santé. L’important est de reconnaître que, si grandes soient les victoires des techniques scientifiques les plus raffinées, jamais les virus et les bactéries ne seront éliminés, ne serait-ce que parce qu’une partie du monde bactérien est vitale, notamment pour nos intestins ; ne serait-ce que parce qu’ils sont capables de se modifier et déjouer les antibiotiques et les antiviraux, ce qui affecte du même coup le rêve d’immortalité du transhumanisme. Ainsi nous apparaît la faiblesse d’une science par ailleurs si puissante.

L’infirmité ne vient pas seulement de la fragilité humaine mais aussi des effets destructeurs de la toute-puissance scientifique-technique-économique

Simultanément, le caractère multidimensionnel et planétaire de la crise, la multiplicité des interrétroactions entre ses composantes comme entre le local et le global, tout cela révèle la faiblesse d’une pensée si puissante mais incapable de concevoir la réalité humaine, et particulièrement dans les époques des crises, parce qu’incapable d’intégrer les connaissances dispersées et compartimentées dans les disciplines. En même temps nous apparaît l’insuffisance d’une pensée si puissante dans le calcul et l’algorithmisation des données existantes, mais aveugle à ce qui est le caractère même de l’histoire humaine : le surgissement de l’inattendu et la présence permanente des incertitudes, lesquelles s’aggravent en temps de crise et surtout de crise géante comme la nôtre.

Nous vivons donc en 2021 une étape nouvelle de la phase extraordinaire de l’aventure humaine où culmine le paradoxe de la toute-puissance et de la toute-faiblesse humaine.

L’infirmité ne vient pas seulement de la fragilité humaine (le malheur, la mort, l’inattendu) mais aussi des effets destructeurs de la toute-puissance scientifique-technique-économique, elle-même animée par la démesure accrue de la volonté de puissance et de la volonté de profit.

Nous devons comprendre que tout ce qui émancipe techniquement et matériellement peut en même temps asservir

Cette pensée humaine capable de créer les plus formidables machines est incapable de créer la moindre libellule. Cette intelligence capable de lancer dans le cosmos fusées et stations spatiales, capable de créer une intelligence artificielle capable de toutes les computations, est incapable de concevoir la complexité de la condition humaine, du devenir humain. Cette intelligence capable de découper le réel en petits morceaux et de les traiter logiquement et rationnellement est incapable de rassembler et d’intégrer les éléments du puzzle et de traiter une réalité qui exige une rationalité complexe concevant les ambivalences, la complémentarité des antagonismes et les limites de la logique du tiers exclu.

Quand saurons-nous que tout ce qui est séparable est inséparable ?

Quand saurons-nous que tout ce qui est autonome est dépendant de son environnement, depuis l’autonomie du vivant qui doit renouveler son énergie en s’alimentant pour vivre et en information pour agir jusqu’à mon autonomie présente sur mon ordinateur, qui dépend d’électricité et de Wi-Fi ?

Aussi devons-nous comprendre que tout ce qui émancipe techniquement et matériellement peut en même temps asservir, depuis le premier outil devenu en même temps arme, jusqu’à l’intelligence artificielle en passant par la machine industrielle. N’oublions pas que la crise formidable que nous vivons est aussi une crise de la connaissance (où l’information remplace la compréhension et où les connaissances isolées mutilent la connaissance), une crise de la rationalité close ou réduite au calcul, une crise de la pensée.

Grands processus en cours

L’avenir : nous savons bien que toute futurologie est vaine et qu’une fois encore l’avenir humain sera riche en inattendus et en incertitudes. Mais nous pouvons envisager la continuation probable des grands processus en cours sur la planète.

Faisons déjà la seule prédiction possible : ce qui va advenir obéira à la dialectique devenant décisive entre toutes les puissances et toutes les impuissances humaines, et également, comme nous l’avons souvent dit, à l’inséparable relation conflictuelle entre Eros, Polemos et Thanatos.

Les conflits humains toujours en activité risquent de s’intensifier : toutes les crises risquent d’exaspérer les violences, délires et aveuglements plus que favoriser les prises de conscience et les sursauts salvateurs.

Multiples désastres naturels

Tout d’abord, le scénario d’une guerre nucléaire demeure comme une épée de Damoclès sur le futur humain et peut même avoir la vertu bénéfique d’un Memento mori [« souviens-toi que tu vas mourir »].

L’aggravation de la dévastation de notre biosphère terrestre provoquera de multiples désastres naturels, inondations, désertifications, modifications climatiques qui engendrent déjà migrations et conflits, notamment pour la possession de l’eau et la répartition des ressources énergétiques et alimentaires.

Le processus de régression politique et de néototalitarisme a toutes possibilités de continuer, sauf sursauts ou réactions comme certaines semblent s’amorcer (Chili et, très modérément, Etats-Unis).

Enfin, la métamorphose de l’homme augmenté en surhumain pourra se développer chez les élites du pouvoir politique et économique, créant une scission entre surhumains et humains, éventuellement réduits à l’apartheid ou à la stérilisation. La métamorphose de l’homme amélioré est une possibilité qui ne cesserait d’être utopique que si l’humanité changeait de voie et allait dans le sens indiqué dans mon livre qui porte ce titre [Changeons de voie : les leçons du coronavirus, Denoël, 2020].

Ces quatre processus, tous possibles, seraient à la fois ambivalents, parallèles, concurrents, antagonistes et comporteraient d’énormes incertitudes dans leurs interactions et rétroactions.

Réfléchir sur notre présent et notre avenir

N’écartons pas enfin l’hypothèse d’un prophète ou visionnaire ou illuminé inattendu annonçant la nouvelle religion planétaire et modifiant l’aventure humaine.

Pour scruter le passé, le présent et l’avenir qui sont liés, mais non de façon linéaire, nous avons besoin d’armer l’intelligence par la reconnaissance et le traitement du complexe, nous avons besoin d’une connaissance et d’une pensée pertinentes, d’une ample prise de conscience, de décisions conscientes et responsables, d’une stratégie toujours en mouvement.

En ce qui me concerne, je consacrerai mes dernières énergies à observer, travailler et réfléchir sur notre présent et notre avenir, tout en demeurant dans le parti qui transcende tous les partis, celui d’Eros.

Edgar Morin (sociologue et philosophe)

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