par Foucauld Giuliani
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Le capitalisme néolibéral mondialisé a si bien étendu sa toile aux quatre coins de la planète, depuis une quarantaine d’années, que nous peinons à imaginer un monde autre que celui qu’il réalise sous nos yeux : un monde fait de surexploitation des ressources naturelles, de marchandisation illimitée, d’inégalités socio-économiques grandissantes, de raidissement autoritaire des États sur des bases nationalistes. En tant qu’il poursuit une fin-objectif intenable et destructrice, le système économique actuel produit l’idée d’une fin-terme de l’histoire : un imaginaire apocalyptique sécularisé envahit ainsi nos esprits, nos œuvres d’art, nos discours, ancrant bien souvent en nous le sentiment d’un fatalisme assez désespérant.
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L’extrême droite – et je vise bien ici la proposition politique, non les électeurs variés qui s’y agrègent pour des raisons souvent différentes – se pose en alternative à ce système défaillant. En réalité, elle ne lui est pas du tout extérieure, elle est une figure, sans doute la pire, de son maintien. Elle prospère en effet sur la crainte – compréhensible – de voir un monde aux repères connus disparaître et sur le rêve – absurde – de ressusciter des choses déjà mortes : les 30 Glorieuses, l’absence de critique de l’idée de croissance infinie, l’impérialisme, le souverainisme, l’homogénéité culturelle, l’absence de prise en compte de la crise écologique… La liste pourrait être rallongée. En bref : un passé dont la conservation signifie tout simplement notre perte morale et sociale. On a là l’essence même du conservatisme : non pas le refus du changement, mais une imagination prisonnière du passé, la tendance à présenter le passé comme seul modèle souhaitable, ce qui est bien différent de ce que dit Simone Weil, dans L’enracinement (1943), sur la nécessité de transmettre et de prendre soin des « trésors du passé ». Le grand avantage de l’extrême droite : elle parle d’une époque-réalité que tout le monde peut se représenter, qui peut donc susciter un désir concret. Cette idéologie ne permettra certainement pas d’opérer les changements vraiment nécessaires de nos jours.
Dans ces conditions, la question qui m’intéresse, avec d’autres, est la suivante : la foi chrétienne peut-elle, et si oui, comment, nourrir un imaginaire alternatif aux dynamiques mentionnées précédemment ? J’évoquerai rapidement trois pistes.
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La première piste est indissociablement intellectuelle, spirituelle et pratique, elle peut s’énoncer ainsi : avant d’imaginer le futur, il s’agit de bien conscientiser le présent et de fonder une action collective sur cette conscience.
On entend souvent l’injonction à « s’engager ». Problème : cette approche est une approche abstraite et tronquée de l’engagement, comme si l’engagement était à commencer et qu’il attendait nos choix conscients pour exister. Or, nous sommes déjà-toujours pris dans des engagements, des relations de dette, de dépendance ou simplement de participation à des structures sociales/communautaires/morales… Emmanuel Mounier le dit bien dans Le personnalisme (1949) : « On parle toujours de s’engager comme s’il dépendait de nous : mais nous sommes engagés, embarqués, préoccupés. » C’est pourquoi l’abstention est illusoire. » D’ailleurs, l’étymologie du terme « engagement » suggère bien une telle interprétation : « engagement » dérive de « gage », et a donné « mettre en gage ». Être engagé se rapproche donc d’être endetté, traduisant l’idée d’une existence dont les conditions seraient en dehors de soi-même.
Il importe donc de conscientiser nos engagements déjà présents, de les confronter aux finalités évangéliques et d’opérer un dégagement créatif quand cela est nécessaire. Bifurquer commence par réorienter et convertir nos engagements-liens déjà présents ; ce n’est pas une logique ex nihilo. Exemple : Le Dorothy[1] a été fondé dans un esprit de conversion de nos liens, de nos habitudes et de nos cœurs, sur un double plan matériel et spirituel.
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La deuxième piste est politique, elle peut s’énoncer ainsi : imaginer dans l’espace public des formes d’expression d’une action collective inspirée par la foi en Jésus-Christ et le discernement de la volonté de Dieu pour le temps présent.
Je m’appuie ici sur la théologie du théologien américain contemporain William Cavanaugh. Selon lui, l’imaginaire de la modernité associe l’État à l’ordre et la religion à la violence, la politique à la sphère publique et la foi à la sphère privée. La laïcité est certes valide en tant que distinction des institutions, mais il s’agit de questionner ici l’idée de séparation radicale de la religion et de la politique. La religion aussi s’intéresse à l’organisation du monde commun : dans les Actes des Apôtres, on voit les primo-chrétiens s’organiser, mettre en commun leur bien, réfléchir à leur existence matérielle, spirituelle et morale. La théologie de la libération doit ici être redécouverte : elle a réalisé, dès les années 70, l’élargissement du concept de politique (politique comme service des plus pauvres et non comme conquête-exercice du pouvoir ou gestion de l’État) et a travaillé l’idée d’une inspiration spirituelle de l’action collective.
Ex : Anastasis[2] s’est créé dans cette optique. Des gestes : par exemple, le rassemblement Justice et Espérance de juin 2023. Des idées : par exemple, la communion comme finalité de la vie collective (cf. La Communion qui vient, 2021).
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La troisième piste est prospective et théorique, elle peut s’énoncer ainsi : le monde contemporain est homogénéisé et séparé tout à la fois, sous l’impulsion des nouvelles technologies et du capitalisme. L’unir véritablement suppose de penser une cosmopolitique, c’est-à-dire un dépassement du souverainisme et une politique internationale égalitaire, conforme à la « fraternité universelle » dont parle le pape François.
Le philosophe chrétien Louis Lourme parle de la nécessité d’inventer une « expression dénationalisée de la citoyenneté » (Cosmopolitisme et démocratie, 2015). Ça me paraît être un point crucial. Non pas pour penser la fin de la démocratie et un super-État ayant tous les pouvoirs, mais tout simplement pour penser ce que des philosophes contemporains appellent la justice globale. Le monde, devenu fait de conscience et de sensibilité, doit devenir un fait politique ; l’unité du genre humain, vraie en droit, doit devenir vraie en fait. Si on y parvient en théorie, on doit y parvenir en pratique. Il faut décorréler la citoyenneté de la nationalité : les droits doivent être garantis à l’échelle mondiale et des politiques de bien commun être décidées à cette échelle et s’imposer aux États. Les droits ne devraient pas être des mécanismes variables et relatifs, or c’est bien le cas aujourd’hui (par exemple, la liberté de circulation est vraie pour certains et c’est un rêve inaccessible pour d’autres). Cela implique une révision de la doctrine du souverainisme.
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Foucauld Giuliani (membre du collectif chrétien Anastasis)
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[1] Le Dorothy est un café-atelier associatif animé par des chrétiens et ouvert à tous dans un esprit de fraternité. Situé au 85 bis rue de Ménilmontant à Paris, vous y trouverez de nombreuses activités intellectuelles, artistiques, manuelles et sociales.
[2] Anastasis émet des prises de position politiques sur des événements de l’actualité et participe de façon autonome à des initiatives et manifestations publiques. « Nous croyons en un Dieu d’amour mort sur la Croix et ressuscité, promesse de salut pour tous les hommes ; nous croyons que ce Dieu nous invite à combattre, en tout lieu et en tout temps, pour la justice et que son règne est déjà à l’œuvre là où l’amour s’exerce concrètement ».