Voir son père pour la 1ère fois !

Comme dans tous les villages à cette époque, à Reillon, les enfants entraient à l’école primaire dès 5 ans pour suppléer la « maternelle » inexistante. Et, dans les années 1940, pendant et après la 2ème guerre mondiale, les instituteurs étaient invités à utiliser les éventuels cours de plein air en rendant localement des services utiles. Par exemple, en automne, en ramassant des glands dans la forêt pour améliorer la pitance des cochons des fermes …

En 1945, certainement en juin ou juillet, j’avais tout juste 5 ans comme mes cousins Annie et Jean-Pierre et je me souviens très bien être allé avec toute la classe et son institutrice, dans un champ de pommes de terre au lieu-dit « Sur le chemin de Vého », à mi-chemin environ entre les deux villages. Nous avions chacun une boite de conserve vide pour recueillir les doryphores qui se multipliaient sur les plants et nous engagions ainsi une ligne particulière de culture pour accomplir notre tâche …

Soudain l’institutrice, qui était courbée comme nous pour prélever larves, doryphores ou grappe de petits œufs jaunes sur les feuilles de pommes de terre, se redressa et s’écria :

-« Annie, ton papa arrive … » et elle invita ma cousine à le rejoindre. La silhouette de cet inconnu au loin sur la route avec sa casaque avachie, ses godillots et son sac sur le dos m’apparait encore clairement aujourd’hui …

C’était en effet Henri, le père d’Annie, mon oncle, qui venait à pied depuis la gare, après un séjour de 5 ans en Allemagne ! Prisonnier de guerre dès 1940, il n’avait alors jamais vu sa fille … Je n’ai plus en mémoire le cliché visuel des retrouvailles certainement chaleureuses qui ont suivi ; je ne sais plus si Annie est partie enthousiaste, craintive ou peureuse[1] à la rencontre de ce père qu’elle n’avait jamais rencontrée mais je devine facilement toute l’émotion qui a dû envahir cet homme en redécouvrant sa famille, ses proches, son village après 5 ans d’absence dans des conditions particulièrement éprouvantes …

A cette époque-là, on ne dissertait guère sur les conséquences psychologiques ou psychanalytiques de ces situations qui, pour être nombreuses et jamais communes, ne devaient pas engendrer de traumatismes. Remercier le ciel était même l’unique consolation légitime ! La seule joie de se revoir pouvait-elle cependant dissiper les souffrances passées et ouvrir un horizon enfin éclairci ? Comment ne pas imaginer toutes les difficultés nouvelles et imprévues que tous durent alors surmonter ; celles d’un enfant qui doit adopter un inconnu comme son propre géniteur, celles d’une jeune épouse qui a dû assumer seule à la tête d’une ferme une double responsabilité pendant cinq ans, celles d’un mari qui ne retrouve certainement pas totalement ce qu’il avait généreusement imaginé pendant son isolement ?…

Plus de 70 ans plus tard,  je remémore ces moments de ma jeunesse pour mieux en mesurer la pesanteur, mais aussi en savourer toute la générosité et la richesse. Les drames rencontrés dans une vie, inattendus souvent, forgent les personnalités. Ceux vécus par nos parents, nos grands-parents, pendant les guerres successives, à travers les difficultés de leur métier et les contraintes de survie m’invitent à admirer encore davantage maintenant leur courage et leur dignité. Je ne doute pas que nos enfants, nos petits-enfants devront aussi surmonter les leurs, bien différents mais peut-être aussi lourds malgré des apparences peut-être trompeuses … J’espère seulement qu’ils sauront alors reconnaitre et apprécier ceux de leurs ancêtres pour relativiser un peu les leurs …

Pascal JACQUOT


[1] Annie m’a confié dernièrement : « Ce jour-là, j’ai dit « Bonjour Monsieur » à ce père inconnu ! »

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