Jean-Claude Guillebaud ;
Les racines de la pudeur sont anciennes et semblent s’étendre à l’ensemble des sociétés humaines. Comment comprendre leur véritable nature ?
C’est bien dans cet insondable mystère que gît le ressort de nos désirs. Pudeur-impudeur… On devrait donc n’y toucher qu’avec d’infinies précautions. Mystère ? Pensez à ces joues empourprées, ces voix qui s’étranglent, ce feu qui nous gagne au premier dévoilement de ce qui est, d’ordinaire, caché ! Cuisses offertes ou poitrine nue : et voilà que nous flambons ! Mais pourquoi ? Pourquoi brûlons-nous, si vite et à tous les sens du terme, de découvrir ce qu’on nous cache ?

Pas facile de répondre. À bien réfléchir, on comprend même assez mal le soin minutieux – soin jaloux, maniaque, codifié à l’extrême – que mettent les humains, toujours et sous tous les cieux, à dissimuler plusieurs parties de leur corps. Y aurait-il une crainte inexprimée, un indéfinissable effroi que chacun,
par la pudeur, s’emploierait à conjurer ? Cette pudeur serait-elle le produit d’on ne sait quelle servitude pudibonde ? Bourgeoise ? Religieuse ?
Ce n’est pas aussi simple. En effet, les sociétés les plus notoirement hédonistes ont pratiqué, elles aussi, une pudeur tatillonne, même si elle ne s’exprimait pas toujours comme la nôtre. Le sens commun se trompe gravement, par exemple, au sujet des Grecs et des Romains de l’Antiquité en les imaginant spontanément impudiques. Le fameux geste de Diogène se masturbant en public devant son tonneau a entraîné des malentendus durables. En réalité, Grecs et Romains obéissaient à une frilosité extrême en cette matière. Michel Foucault le soulignait jadis en évoquant la Grèce antique : « On donnait volontiers comme raison de ne pratiquer l’amour que la nuit, la nécessité de s’en cacher aux regards ; etdans la précaution à ne pas se laisser voir dans ce genre de rapports, on voyait le signe que la pratique des aphrodisia n’était pas quelque chose qui honorait ce qu’il y avait de plus noble en l’homme (1). » Paul Veyne, de son côté, évoque les interdits rigoureux sur lesquels bute sans cesse – et rebondit – l’élégie érotique romaine (2).
Extraordinaire universalité
Mais la pudeur, curieusement, est la même chez les rudes et très païens peuples barbares qui déferlèrent sur l’Empire romain au Ve siècle de notre ère. N’imaginons pas qu’en matière amoureuse, ils s’abandonnaient à je ne sais quelles gaillardes sauvageries. D’après la loi des Francs saliens (VIIIe siècle), pour citer un exemple, « la femme et l’homme ne pouvaient être nus que dans un seul endroit, celui où l’on procréait : le lit. Dès lors, le nu était sacré ». Et défendu.
En réalité, de la Chine confucéenne aux forêts équatoriales, de l’Orient à l’Occident, une pudeur spécifique, toujours et partout, impose ses règles tatillonnes. Certaines parties du corps – presque toujours les mêmes – ne doivent en aucun cas être exhibées sous peine d’inconvenance grave. Extraordinaire universalité de la règle : telle est donc la première vérité au sujet de la pudeur. C’est une vérité considérable. C’est elle en effet qui, par opposition des contraires, fournit à l’impudeur toute sa capacité – sulfureuse et magnifique ! – de transgression. Tout se passe comme si pudeur et impudeur formaient décidément un couple inséparable. Et plus mystérieux qu’on ne le croit.
Comment expliquer tout cela, en effet ? Pourquoi cette synergie paradoxale réunit-elle, de toute éternité, ces deux contraires explosifs ? Paradoxalement, c’est peut-être chez saint Augustin – le « père de l’Occident » – que l’on trouve l’une des réponses les plus pertinentes. Dans le livre premier de La Cité de Dieu, Augustin s’interroge sur l’origine véritable de la pudeur humaine. Pour lui, si les humains dissimulent certaines parties de leurs corps, c’est parce que ces organes-là échappent à leur volonté. Qu’il
s’agisse d’une érection intempestive ou, au contraire, d’un « fiasco » humiliant, l’homme sait bien que sa volonté n’en peut mais. Ces chairs-là sont absolument souveraines, autonomes, dissidentes… Elles nous narguent et vivent leur vie hors de notre propre contrôle. « Ce qui fait honte à l’esprit, c’est que ce corps lui résiste. »
D’où la volonté de les dissimuler pour mieux maîtriser leur rébellion. Ainsi naquit la pudeur humaine… Évoquant le fiasco sexuel, qui tourmenta tant les Romains, puis les hommes du Moyen Âge – avant d’occuper Stendhal, comme on le sait –, le satiriste romain Martial, dans ses Épigrammes, avait
déjà eu ce soupir fameux : Crede mihi, non est mentula quod digitus (« Crois-moi, on ne commande pas à cet organe comme à un doigt ! »).
L’impudeur n’est rien d’autre que l’ouverture – plus ou moins contrôlée – de la cage qui l’emprisonne. Par elle, subitement, voilà que nous titillons la bête et allumons de vertigineux incendies. Aujourd’hui, sur fond de surenchère impudique et de pornographie claironnante, la seule question sérieuse est celle-ci : en récusant abusivement la pudeur, ne risquons-nous pas d’anéantir du même coup l’impudeur qui n’en était que l’image inversée ? Dès lors, en perdant l’une et l’autre, serons-nous certains d’y gagner quelque chose quant à la violence de nos émois et la qualité de nos plaisirs ?
1. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. II : L’Usage des plaisirs, Gallimard, 1984.
2. Paul Veyne, L’Élégie érotique romaine, Le Seuil, 1983.
Extrait de Réforme N° 3935