Gilles FARCET
Je ne vais pas souhaiter à chacune et chacun une « bonne année, bonne santé et la réalisation de tous vos désirs » – même si bien entendu j’espère votre bien comme le mien. Quant à savoir ce qui, au final, est un mal ou un bien, je n’entretiens plus cette illusion.
Ce que je vais vous souhaiter, me souhaiter, c’est de toujours plus contempler la nature du réel. A savoir l’impermanence des phénomènes, de tous les phénomènes y compris ce corps et ce psychisme appelé « moi », « toi », « nous », « vous », « elles », « ils ».
En vérité, les données de la situation sont simples : nous sommes locataires. Locataires de tout. J’ai le privilège de vivre dans une maison que j’aime, aménagée avec soin et dont la beauté me nourrit. Ce matin, comme chaque matin qui m’est donné, je la regarde tandis que je rentre le bois. Je contemple le feu dans l’âtre, je goûte l’harmonie familière de mon bureau, livres, guitares, photos… De tout cela, je suis locataire, quoique propriétaire selon la loi du monde. Dans quelques décennies, tout au plus, qui demeurera ici ? Quelqu’un, a priori – sauf improbable destruction, laquelle, cependant, arrivera aussi – se sentira chez lui en ces murs. Peut-être mes enfants, peut-être pas et quand bien même … Quelle folie de s’inventer une pseudo permanence en misant sur sa descendance ! Où seront dispersés ces objets familiers, ces livres dédicacés, ces photos qui pour moi font sens ?
Ce matin, comme quasiment chaque matin, j’ai le privilège de faire de l’exercice. Maintenir ce corps en état, et avec lui l’énergie qui l’anime, la garder autant que possible en circulation fluide. De ce corps aussi, je suis locataire. Combien de temps encore avant que, quelque soin raisonnable et juste que j’en prenne, il ne se dégrade et finalement connaisse la panne finale ? Combien de temps avant que les proches ne viennent se recueillir au chevet de cette enveloppe vide ?
Ce matin, comme quasiment chaque matin, je me sens bien, content, empli de gratitude, heureux de servir encore, malgré et avec les horreurs de ce monde insensé. Ce psychisme aussi, j’en suis locataire. Toute cette histoire que j’appelle mienne, tout ce qui a abouti à façonner l’être humain que je suis et me sens être avec ses forces et faiblesses, comme tout cela est éphémère. Juste, à sa place, et éphémère. Combien de temps avant que cette histoire ne prenne définitivement fin ? Quelle folie que de se rassurer l’âge venant en se revendiquant toujours jeune – même s’il n’y a en effet aucune raison de se vivre en vieux … Quelle merveille que d’avoir son âge, exactement son âge humain, et ainsi aligné, pressentir ce qui n’a pas d’âge.
Pensées morbides ? Oh, que non, mes amis ! Considérations stimulantes, qui remettent tout à sa place dans la perspective du Plus Grand. Il ne s’agit même pas de considérations mais d’un ressenti, d’une constante évidence. « Jésus dit : ‘soyez passant’ » – Evangile de Thomas. S’éprouver passant, quelle merveille ! S’imaginer installé, quelle folie !
A l’approche de l’expiration du bail, il y aura du grabuge, du désordre, du démantèlement- plus ou moins. A l’instar de toute naissance, ce sera plus ou moins pénible, plus ou moins violent, peut-être doux, allez savoir, mais n’y comptons pas trop. Regardons autour de nous. Tous ceux qui nous ont quitté n’ont-ils pas pour la plupart connu quelques moments abrupts dans le passage, et ce quelle qu’ait été leur sagesse ?
Cela aussi, voyons le, souvenons-nous en.
Nouvelle année, bail prolongé. Je pourrais tout aussi bien écrire nouveau jour, nouvel instant …
Les vœux que je formule, c’est que la conscience de l’impermanence nous habite, qu’elle en vienne à imprégner chaque instant de nos perceptions, qu’elle fonde notre relation à nous même, aux autres, au monde. Oui, faisons des projets, réalisons des aspirations, goûtons la musique, la poésie, les paysages, les vins, la bonne compagnie, oui, que oui …. Vivons, vivons de tout notre cœur et jusqu’au bout du bout tant que le bail n’a pas expiré. Et surtout, surtout, aimons, aimons-nous nous-mêmes, aimons nous les uns les autres, aimons nos « ennemis », nos amis, l’inconnu croisé dans la rue… Sachant que la conscience constante de l’impermanence est une des conditions de l’amour vrai. Le passant que je suis aime tout ce qui l’entoure et qui, également, passe.
L’amour, lui, ne passe pas. « Le ciel et la terre passeront ; mes paroles ne passeront point ». Les paroles qui ne passeront pas sont le verbe de vie.
Les objets de l’amour et le sujet aimant passent, en tant que déclinaisons passantes de cette énergie que l’on appelle vie, et dont l’essence est amour.
Ce que je vous souhaite, nous souhaite, c’est de sentir cela, de laisser peu à peu ce sentiment grignoter tout le reste. Je vous souhaite, nous souhaite, de voir nos identifications rongées par cette vision. Je nous souhaite chaque respiration habitée par la conscience de l’impermanence. Quelle effroyable merveille ! Voilà pour moi « l’éveil », s’il en est, ou disons le réveil. Pas le basculement dans je ne sais quel état mais le réveil de ce rêve qui me fait m’imaginer existant hors du changement.
Je nous souhaite l’obsession de l’impermanence et par conséquent la pleine appréciation du festival de la nouveauté.
Bail prolongé, bonne année.
Gilles Farcet
« Qui donne ne doit jamais s’en souvenir. Qui reçoit ne doit jamais oublier. »
Proverbe Hébreu