« Manifeste pour un christianisme d’avenir » Recension du livre par Jean-Marie Kohler
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La lecture du Manifeste pour un christianisme d’avenir récemment paru chez Karthala éclairera et réjouira celles et ceux qui, attachés à l’Évangile de Jésus de Nazareth, s’interrogent sur la portée actuelle du christianisme et veulent contribuer à en sauvegarder l’essentiel. Que faire de ce précieux héritage, pléthorique et souvent contradictoire, qui se délite après deux millénaires de sublime rayonnement et de trahisons sans nombre ? N’est-ce pas vers un naufrage annoncé que dérivent les Églises qui le fossilisent pour pérenniser de façon illusoire leur puissance passée ? Faut-il donc se résigner à la mainmise des mouvements évangéliques, charismatiques et identitaires sur ce patrimoine ? Ou faudra-t-il résolument reprendre la route ouverte par le Nazaréen ? Toujours neuve et créatrice est l’humble Parole initiale qui, avec ou sans religion, en deçà et par-delà toutes les constructions dogmatiques, balise la voie prophétique du plus intégral des humanismes, la voie subversive et divine des béatitudes et des paraboles.
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À l’origine de cet ouvrage, une démarche hors les murs qui s’est voulue pragmatique et évolutive. Une journée d’études rassemblant autour de travaux théologiques novateurs près de 150 militants et penseurs de diverses appartenances, invités à confronter leurs croyances et leurs questions face au devenir profane et religieux du monde contemporain. Lancement d’une recherche conjuguant approches théoriques et engagements sur le terrain, en collaboration avec des associations œuvrant à ce double niveau. Au programme, l’analyse des publications de John Shelby Spong et de Joseph Moingt respectivement par Jacques Musset et Jean-Pol Gallez, deux conférences de Jean-Marie Bourqueney, et une synthèse produite par Robert Dumont. Outre plusieurs autres contributions intéressantes, le livre rapporte une partie des échanges intervenus avec l’assemblée.
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Parmi les nombreux thèmes abordés figure en premier le problème du fondamentalisme et des multiples formes de traditionalisme qui pétrifient et décrédibilisent les Églises. Il est de fait que le christianisme n’est concevable qu’à partir de ses racines, des Écritures et de la Tradition, mais il ne peut vivre et se transmettre qu’en symbiose avec les cultures humaines qui évoluent au fil de l’histoire. D’où l’absolue nécessité de réinterpréter sans cesse les récits et les « vérités » du passé pour cheminer vers l’inaccessible transcendance qui offre aux hommes de pouvoir enfanter l’amour et Dieu en ce monde, et de tisser ainsi l’éternité. Le Credo de Nicée a permis de penser la foi au IVème siècle, mais ses énoncés ne sont plus plausibles aujourd’hui. Les prodigieux progrès des sciences physiques, biologiques et humaines obligent à tout repenser sans relâche, en tension entre la Parole fondatrice et l’évolution de l’humanité conjointement avec son environnement, surtout en ce temps de mutations plus radicales encore que ne le furent celles du passage au néolithique.
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Qu’en est-il de Dieu ? Sont récusées les représentations de la divinité qui, depuis des millénaires, prévalent jusqu’à nos jours. Images d’une toute-puissance arbitraire surplombant l’univers et les humains, exigeant de ceux-ci soumission et prières pour échapper aux malheurs et obtenir les bienfaits qu’ils espèrent et une promesse d’immortalité. Une conception relevant d’une ère civilisationnelle révolue qui s’avère désormais indigne à la fois de Dieu et de l’homme, car servile et marchande. La réflexion théologique et la spiritualité actuelles situent Dieu au cœur de la vie et au plus profond de l’homme, parfois même jusqu’au sein de la matière en tant que dynamique créatrice. Du Dieu Père révélé par les évangiles au Dieu perçu comme énergie cosmique par la théologie du Process, le lecteur est invité à s’interroger sur les projections théologiques proposées dans l’ouvrage en partant de l’intime expérience de son rapport personnel au divin.
Pour ce qui est de Jésus, les analyses fournies dans ce livre s’attachent plus à ce que l’exégèse permet aujourd’hui de savoir du vécu et du message de ce prophète galiléen qu’aux spéculations dogmatiques dont il a fait l’objet par la suite. Surinvesti par les Églises pour fonder le christianisme comme religion, son supplice ne pouvait pas être imaginé et voulu par un Dieu de sagesse et d’amour pour sauver l’humanité d’un supposé péché originel, et l’enseignement de sa vie importe plus que sa mort glorifiée pour elle-même. Ce qui a mené Jésus au Golgotha, c’est la contestation de l’ordre établi par son annonce universaliste d’un Royaume de justice assurant paix et bonheur aux pauvres et autres laissés-pour-compte, c’est l’opposition à la puissance politico-religieuse des prêtres et des docteurs de la Loi. Un assassinat pour défendre le Temple de Jérusalem et les privilèges liés au culte et à ses retombées économiques. Suprême témoignage d’une vie donnée pour libérer les humbles.
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Décisives pour comprendre l’évolution du christianisme sont les analyses que l’ouvrage consacre à la naissance de l’Église en rapport avec une christologie présentant Jésus comme le Fils unique de Dieu venu instaurer une nouvelle religion. Ébauchée très tôt dans le prolongement de la théologie des sacrifices de la religion juive, la lecture sacrificielle de la mort de Jésus, proclamé ultime et souveraine victime expiatoire, a conduit à l’émergence d’une caste sacerdotale sacralisée et à une vision hypertrophiée et magique de l’eucharistie – clés de voûte du catholicisme romain, aux antipodes des perspectives originelles de l’Évangile. Alors que le « culte en esprit et en vérité » devait se substituer aux immolations et rites du Temple, que la « pureté du cœur » devait l’emporter sur les obsessions de la pureté rituelle et sur le moralisme, et alors que l’Évangile avait inauguré un humanisme laïque placé sous le signe d’une fraternité sans frontières, le christianisme a été intrinsèquement perverti par le cléricalisme et s’est peu à peu réifié en religion. Conçue dans le judaïsme, conceptualisée dans le cadre de la philosophie grecque, romaine et fille de l’Occident politique ensuite, cette religion est à présent prisonnière de son passé.
Réformer de nouveau, voire refonder le christianisme. L’ouvrage propose de pertinentes perspectives pour avancer dans cette direction. Tous les intervenants se sont accordés pour considérer que c’est au niveau des options doctrinales que se trouve la source du conservatisme mortifère et de la corruption systémique de la religion chrétienne – de ses dérives politico-organisationnelles, spirituelles et morales. Ne réaménager que les structures ecclésiastiqes et les pratiques cultuelles, les ministères, la liturgie et la discipline, serait vain. Mais il revient aux lecteurs de découvrir, d’évaluer et de conjuguer les apports originaux de chacune des théologies exposées dans l’ouvrage – l’importance de l’herméneutique chez Spong, l’insistance de Moingt sur le rôle de l’Esprit et du sacerdoce baptismal dans la vie personnelle et communautaire, le dynamisme créateur d’une divinité présente en tout ce qui existe pour Bourqueney, etc. La recherche ainsi entreprise a, bien entendu, vocation à s’enrichir d’apports complémentaires – comme notamment ceux, d’un holisme très créatif, de José Arregi.
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Est-il permis, pour conclure, de s’interroger sur le titre de l’ouvrage ? S’agit-il vraiment d’un « manifeste » traçant – avec la cohérence et la force souhaitables sous cet intitulé – des perspectives claires et sûres pour un « christianisme d’avenir » ? Par quels engagements pratiques donner corps aux visées théoriques ? Il va sans dire qu’il n’est pas aisé de se dégager des ruines du passé et de l’hétérogénéité des présupposés anciens et actuels qui encombrent l’horizon du christianisme. L’ardent désir d’ouverture évangélique et le souci de rigueur intellectuelle et éthique qui ont animé la journée d’études du 5 octobre 2019 ont cependant été de nature « manifestement » prophétique. Et la quête inédite ainsi entamée est à poursuivre pour essayer d’élaborer un nouveau plaidoyer ou « manifeste » qui sera mieux à même, dégagé des matériaux de la déconstruction aujourd’hui incontournable, de dévoiler pour l’époque présente l’Évangile de Jésus de Nazareth dans sa lumineuse et universelle simplicité.
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