par Gilles Farcet –
Tant que notre culture opposera « la vie » à « la mort », il nous sera difficile de considérer sereinement le terme de cette existence. Car ce que nous appelons « la mort » en y mettant toutes sortes de connotations terrifiantes n’est pas le contraire de « la vie » mais un aspect constitutif de cet incroyable phénomène appelé « vie ». Comme le savent nombre de cultures anciennes considérées de haut par nous autres « modernes », la vie, toute vie, comporte trois phases qui se succèdent en un cycle ininterrompu : apparition (parfois appelée « naissance »), déploiement (parfois appelé « vie »), disparition (souvent appelée « mort »). Ces trois phases sont la vie et aucune n’est stagnante, car la vie est changement. Les bouddhistes nomment cela « impermanence des phénomènes, les hindous parlent de « danse » …
Dans cette perspective, « la mort », y compris la « mienne », est considérée comme un épisode nécessaire dans le constant processus du changement, autrement dit de la vie. Un épisode certes important, au même titre que la naissance, mais un épisode.
En prétendant réfléchir à la mort en tant qu’ « objet impensable », « arrêt » de la vie et par conséquent « scandale », nous aboutissons logiquement à la mort refoulée, dissimulée et déshumanisée. Je suis souvent frappé de recueillir les confidences d’adultes de trente, quarante, voire cinquante ans, qui me disent le choc ressenti face au cadavre d’un parent décédé. Ils avaient vécu tout ce temps sans jamais avoir vu un mort … Ce simple fait en dit long sur le rapport malsain que nous entretenons avec cette dimension de la vie.
Non qu’il s’agisse d’affecter une indifférence pseudo philosophique : la mort d’un proche est une perte et donc une douleur qui nécessite un deuil, lequel fait aussi partie de l’expérience humaine. De là à en faire un innommable scandale, une terrifiante éventualité …
On ne peut pas méditer sur la mort sans vivre consciemment le changement. En vérité, notre existence est une constante succession de naissances, de déploiement et de morts. Une journée nait, se déploie puis meurt à la tombée de la nuit, chaque mort étant en elle-même une naissance : la mort du jour marque pour ainsi dire la naissance de la nuit… Tout au long de mon existence, je n’ai cessé de naître et de mourir. Le bébé dont je peux voir les photos et dont on me dit que c’était « moi » est tout aussi « mort » que le grand père qui sur la même photo me tient sur ses genoux. Certes, pas pour l’état civil. Mais ce bébé, où est-il ? Peut-on davantage le rencontrer, le voir, que le grand père « mort » depuis des décennies ? Où est-il cet intérieur que j’avais composé dans un domicile précédent, dont je me souviens et dont je peux voir des photos ? « Mort », décomposé. Il était « vivant » jusqu’au moment où les déménageurs ont commencé à le démanteler en enlevant un premier fauteuil. Bien sûr des éléments de cet intérieur « mort », meubles, tapis etc, subsistent dans mon nouvel intérieur, disposés différemment, sorte de « réincarnation » du précédent. D’autres existent encore mais ailleurs, chez un brocanteur ou dans une maison dont j’ignore tout…
Mes vacances d’été sont nées, se sont déployées et sont mortes pour que naisse ma « rentrée » …
La vie est un insondable mystère ; cependant, sans pouvoir en concevoir le pourquoi et même le « comment », quelques explications limitées que puissent en donner les sciences, il nous est possible d’en observer les lois. Exerçons nous donc au quotidien à vivre consciemment le changement, autrement dit la naissance, le déploiement et la mort. Aucune écologie ne peut faire l’économie de cette démarche.