Selon Fabrice Nicolino
L’essentiel est que tu saches écouter. Et que tu aies élevé des bêtes. Les bêtes comptent. La bête, c’est l’Homme. Les animaux de ferme, traités comme vermine, ont toujours été les brins de paille de nos espoirs enfouis … Je crois pouvoir te parler sans détour …
La paysannerie n’a jamais été un pays enchanté où tout le monde sifflotait. On marchait. Tu as toi-même fait plusieurs fois le tour de la Terre à pied, dans les limites de ton foutu canton. Sans beaucoup cesser de porter quelque chose sur le dos. Une bête. Des branches. Un outil. Tout était beaucoup plus lent, car le transport était assuré au rythme de l’âne, ou du cheval, ou du bœuf. Même fin 1914, quand les wagons ramenaient au village les cercueils des premiers tués de la guerre, ils allaient au pas d’un cheval fourbu. Comme les autocars de la génération suivante, ils s’arrêtaient au milieu des champs, auprès du moindre hameau.
Entre 1926 et 1939, les campagnes refusaient l’industrialisation, exactement comme les chevaux refusent l’obstacle. Les esprits n’étaient pas prêts à la grande mécanisation. Une révolution se préparait dans ton dos, qui allait détruire ton monde.
J’ai croisé la route d’André Pochon. Il est né en 1931. Il n’est pas beaucoup sorti de son canton où se trouve son village de naissance. C’est un paysan, un vrai. A 6 ans, Dédé garde les vaches. A 13, il laboure. A la sortie de la guerre, il est tout juste adolescent. La famille est pauvre, comme tout le monde ou presque. L’eau courante est rare, les sols en terre battue, omniprésents, jusque dans les cuisines. Les maitres de son école, frappés par son esprit délié, tentent de convaincre ses parents de l’envoyer à l’Ecole Normale pour qu’il devienne lui-même instituteur. Il refuse. Obstinément. Il veut demeurer à la terre. Cela ne l’empêche pas d’œuvrer. Il entre à la Jeunesse agricole catholique (JAC), qui est alors une belle structure d’éducation populaire. Dédé dira bien plus tard : « C’était formidable. Nos principes étaient limpides : voir, juger, agir. D’abord les faits, ensuite la discussion, parfois à la lumière de l’Evangile, enfin l’action. »
Oui, il faut agir. Contre les conservatismes, contre la répétition du même, contre la sottise, contre le passé. Toutes les jeunesses ont entonné le même refrain. Il fallait bouger ! Il fallait secouer le carcan et les habitudes d’un monde en partie prostré, vaincu avant d’avoir songé à combattre. Il fallait imaginer un sort différent et meilleur. Mais lequel ?
Dédé s’installe à côté de son père et le convainc d’acheter un tracteur, synonyme de progrès. Il faut agrandir les exploitations, mécaniser, produire toujours et encore plus. Il réalise en quelques années qu’il existe une autre manière de gagner sa vie dans une ferme. La sienne est toute petite -huit hectares-, mais il parvient à produire autant que sur vingt et même vingt-cinq hectares, en conservant du temps pour sa famille et … les siestes. Je sais. Trop beau pour être vrai. Sauf que c’est vrai. L’une de ses plus grandes trouvailles consiste à planter ses prairies avec un assemblage de ray-grass et de trèfle blanc. Le trèfle blanc est dans ces conditions un incroyable fertilisant, qui permet d’entretenir des prairies abondantes sans recours aux engrais azotés. La thèse officielle était pourtant qu’une graminée ne pouvait pousser correctement sans apport extérieur d’azote.
En 1957, les douze vaches de Dédé croissent et embellissent, produisant un lait abondant. La ferme Pochon, pourtant la plus petite de la commune, est aussi celle qui entretient le plus de porcs, nourris avec le lait écrémé du troupeau, un peu d’orge et des betteraves cultivées sur place. L’élevage aurait donc pu se développer autrement, grâce à une herbe perpétuellement renouvelée en quantité, sans le soja transgénique et le maïs d’aujourd’hui, et sans dégueulasser les sources. En cette année 2014, Dédé boit toujours l’eau qui coule sous ses champs, désormais cultivés par son gendre et sa fille. Les nitrates, malédiction de la Bretagne intensive, en sont presque absents.
J’entends encore la grandiose formule de Dédé, mille fois répétée par lui. Il la tenait du célèbre agronome René Dumont : « Regardez bien votre vache, c’est un animal extraordinaire ; elle a une barre de coupe à l’avant, et un épandeur à l’arrière. Si vous flanquez cet animal dans le milieu d’un pré, elle fait le travail toute seule. »
Au début des années 1990, quand je parlais avec lui, Dédé évoquait volontiers le « bon progrès ». Celui de « la méthode à Pochon ». Celui de la recherche humble, quotidienne, de la mesure, de la coopération. Je ne prétendrais jamais que tout aurait été réglé si on avait confié les rênes au club des « Amis de Dédé ». Mais le sûr est qu’à la fin des années 1950 la station de Quimper de l’INRA a testé les découvertes culturales de Dédé. Avant de tout enfouir à double tour dans je ne sais quel bureau. Pardi ! Cela marchait trop bien. Que seraient devenus les marchands d’engrais et de matériels, qui font toutes les lois agricoles ou les sabotent ?
Fabrice Nicolino, dans sa « Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu’est devenue l’agriculture » dresse un état des lieux de l’agriculture, soumise depuis un siècle à une folle industrialisation, au recours incontrôlé à la chimie et à des politiques productivistes désastreuses. « Ce qui a été fait peut-il être défait ? Oui, jurent quelques siphonnés dont je suis, écrit Fabrice. Pour les besoins d’un projet industriel amoral, on a vidé des milliers de villages et rempli les banlieues de millions de prolétaires, dont beaucoup devenus des chômeurs perpétuels. Une autre histoire était possible. »
Fabrice Nicolino, journaliste et essayiste spécialisé en écologie, propose ce livre incontournable pour retrouver la raison et imaginer une agriculture qui remette l’humain au centre de ses préoccupations : Editions Les Echappés www.charliehebdo.fr (13,90 €, 9,99 € en version numérique)