du docteur Schweitzer –
Si vous n’êtes pas de ma génération, vous ne pouvez guère deviner l’admiration qu’un ado du milieu du siècle dernier pouvait porter au Docteur Schweitzer. Ce docteur à la fois pasteur, écrivain, philosophe, artiste était en effet alors connu dans tout l’occident. Il avait créé un hôpital dans la forêt vierge au Gabon, à Lambaréné, sur les bords du fleuve Ogooué. Pour ma part, le film « Il est minuit, docteur Schweitzer », et le livre « A l’orée de la forêt vierge » avaient en effet soulevé émotion et enthousiasme.
Aussi quand, une décennie plus tard, je me suis retrouvé pendant quatre années au Gabon, en pleine forêt vierge, à quelques 250 km du célèbre docteur et de son hôpital, j’ai évidemment recherché l’occasion d’aller jusque Lambaréné. Et en avril 1965 je n’ai pas hésité à dépasser tous les obstacles, toutes les difficultés du déplacement en camions-stop (et pirogue-stop) pour franchir les étapes (3 jours pour relier les deux postes !) et rencontrer « le grand docteur ». Il m’a reçu dans son hôpital, m’a dédicacé un de ses livres et m’a même accueilli à sa propre table comme invité ; quel honneur pour moi ! C’était quelques mois avant sa mort ! … Et, trois années plus tard, avec ma femme et ma fille de deux ans, j’y suis retourné une fois encore pour me recueillir sur sa tombe et partager un peu avec mes proches la vie de l’hôpital et son village des lépreux …
Quand en 1905, devenu pasteur, Schweitzer a décidé de partir en Afrique, il atteint la trentaine et commence pourtant à étudier la médecine pour soigner les démunis en faisant observer : « Dans le premier commandement que le Seigneur a donné sur terre apparait le mot ״homme״. Il ne parle pas de religion, de foi, de l’âme ou d’autre chose mais seulement de l’homme ». Et il ajoute : « C’est comme s’il disait à toutes les générations futures : En premier lieu, faites attention à ce que l’homme ne périsse pas. Suivez-le comme je l’ai suivi, et trouvez-le là où les autres ne le trouvent plus : dans la boue, la bestialité et le mépris ; allez à lui et venez-lui en aide jusqu’à ce qu’il redevienne un ״homme״. »
Préoccupé dès son enfance par le problème du mal et de la souffrance, Schweitzer s’est « attaché à l’idée qu’il était donné à chacun de nous de faire cesser un peu de cette souffrance » (livre ״Ma vie et ma pensée״). Il a pris sa part de cette tâche, en paroles comme en actes : il s’est rendu en Afrique pour soulager les souffrances morales et physiques, mais aussi pour expier les méfaits du colonialisme et pour éduquer – objectif qui, souvent, avait justifié … la colonisation ! Sans cesse, il prôna une relation de fraternité entre les blancs et les noirs, tout en soulignant, jusqu’à la seconde guerre mondiale, que les premiers étaient des frères ainés : le frère ainé n’est pas supérieur à son cadet, mais, parce qu’il en sait un peu plus que lui, il peut lui transmettre des connaissances (techniques, médicales, éthiques) et le conduire vers le ״mieux-être״.
Aujourd’hui, Schweitzer semble appartenir à un passé lointain, en tout cas révolu. Pourtant, sans doute aurions-nous beaucoup à apprendre de son action humanitaire qui relie sa compassion à sa foi, qui traduit son souci de respecter toute vie sans dénigrer pour autant l’être humain. Son plaidoyer pour « le respect de la vie » se pose en effet comme un principe essentiel et sans compromis qui n’a d’ailleurs pas toujours été bien compris. Il est pourtant un signe d’espérance quand, à notre époque, le trafic des êtres humains et des espèces menacées constitue souvent enjeu et source de profit !
Alors que Schweitzer a été célébré comme un héros, voire comme un saint, dans les années 1950, il devint ensuite l’objet de vives critiques touchant à son œuvre médicale et humanitaire : n’était-elle pas empreinte en effet de paternalisme et l’état de son hôpital ne reflétait-il pas le peu de considération qu’il avait pour les Africains ? Au cours des dernières décennies, son œuvre a heureusement été plus justement réévaluée à la hausse, notamment par des auteurs gabonais et par des spécialistes de la médecine. Sa correspondance avec des médecins, des pharmaciens et des laboratoires montrent combien il a tenu à en faire bénéficier ses patients. L’examen des dossiers médicaux de Lambaréné met d’ailleurs en évidence le pourcentage important de guérison, ainsi que la préférence accordée par les Africains à l’hôpital Schweitzer au détriment de l’établissement concurrent de Libreville.
Si le docteur a fondé un « hôpital-village », ce fut dans le dessein de pratiquer une médecine de proximité et surtout de ne pas ajouter de la souffrance aux malades africains en les arrachant à leur cadre de vie. Plus largement, il lui importait de vivre sobrement, en harmonie avec la nature environnante. Aussi Lambaréné était-il pour les malades un endroit où il faisait bon vivre, d’autant plus que Schweitzer se préoccupait constamment du ravitaillement de l’hôpital dont il avait fait un lieu rassurant. Les malades étaient à l’abri des empoisonnements, fréquents dans leurs villages, tandis que les enfants des femmes décédées en couches, les aliénés mentaux et les lépreux n’étaient plus voués à la mort. Ainsi à Lambaréné, les préoccupations écologiques n’étaient pas incompatibles avec la sécurité des biens et des personnes.
Albert Schweitzer met ainsi l’accent sur le caractère irremplaçable de tout être vivant et sur la responsabilité qui en découle pour l’être humain. Il cite en exemple le « respect de la vie que le matérialiste le plus convaincu éprouve lui aussi lorsqu’il évite de piétiner le ver sur la chaussée ou de cueillir les fleurs sans raison !». Les effroyables hécatombes de la 1ère guerre mondiale ne sont évidemment pas indifférentes à son cheminement. C’est également au nom du respect de la vie que Schweitzer s’est fort engagé contre la course aux armes atomiques et contre les essais nucléaires, en mettant en avant le « droit international » des gens : à la différence des armes traditionnelles, les armes atomiques détruisent aussi ceux qui sont éloignés des combats et leur action néfaste perdure …
Pascal JACQUOT (A partir de l’article de M. Arnold, paru dans Évangile et Liberté de janvier 2021 n°345) www.evangile-et-liberte.net
Les deux photos ci-contre ou ci-dessous présentent l’hôpital-village tel que je l’ai vu en 1965.
On connaît Schweitzer théologien, philosophe et spécialiste de Bach, mais on ignore souvent qu’il fut un grand prédicateur et que prêcher était pour lui un besoin vital. Parmi les centaines de sermons qu’il a laissés, rédigés in extenso et prononcés en allemand lorsqu’il prêchait en Europe, seule une infime partie a été traduite en français. Le sermon qu’il a prononcé le 24 novembre 1918 à l’occasion du souvenir des défunts, quelques jours après l’entrée des troupes françaises dans Strasbourg, est la première prédication dans laquelle apparaît l’idée du « respect de la vie (Ehrfurcht vor dem Leben) ». Schweitzer en développera les différentes implications dès 1919 dans une série de seize prédications éthiques, mais cette première prédication est remarquable : elle prend le contre-pied des prédications nationalistes, revanchardes et associant Dieu à la guerre qui étaient prononcées à l’automne1918 en France comme en Allemagne.
Pour lire tout le sermon du docteur et théologien Albert Schweitzer
Pour lire tout le chapitre « Lambaréné » de Pascal Jacquot (sous le pseudonyme Bertrand)
Pour obtenir le dossier « Quatre années au Gabon de 1964 à 1968 » de Pascal Jacquot