Comment l’Église a cléricalisé l’Eucharistie?
par Paul Fleuret
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Dernièrement, je tentais de montrer que le péché, et avec lui le sacrement de réconciliation-pénitence, était de fait un lieu de pouvoir du clergé sur les fidèles, sur leur conscience, sur leur intimité. Je vais tenter ci-après de montrer qu’il en est de même de l’eucharistie. Alors même qu’une saine exégèse démontre que Jésus n’est pas le fondateur des sacrements – même si l’on peut dire qu’il en est au fondement – on fait croire le contraire au peuple chrétien. Il faut l’affirmer : les sacrements sont créations de l’Église… c’est-à-dire du seul clergé hiérarchique. Et de fait, les pratiques sacramentelles ont pour effet de maintenir le peuple sous la tutelle ecclésiastique puisqu’il est obligé de passer par la parole et les actes des prêtres pour accéder à Dieu. Voyons donc ce qu’il en est de l’eucharistie.
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Il faut d’abord regarder les lettres de Paul qui sont les plus anciens écrits chrétiens. En 1Co 11, Paul emploie les mots réunion, assemblée (ekklesia), repas du Seigneur. Il rappelle le dernier repas de Jésus et ses paroles prononcées pour le partage du pain et du vin. Il admoneste les Corinthiens sur leur pratique qui n’est pas fraternelle : lors du repas, les riches ne partagent pas avec les pauvres puis on « mange le pain et boit de la coupe », ce qui est « annonce de la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne ». Mais rien n’est dit sur une éventuelle présidence de ce repas – qui avait lieu sans doute dans la maison d’un riche – ni sur un rite formalisé.
Il est difficile de sortir des évangiles quelque indication sur les pratiques eucharistiques des premiers chrétiens à partir des récits du dernier repas de Jésus avec ses disciples. Le livre des Actes, pour désigner les repas communautaires, emploie l’expression fraction du pain (2, 42) « Ils étaient fidèles à la fraction du pain », expression employée aussi par le même Luc dans le récit dit des disciples d’Emmaüs : « Ils l’avaient reconnu à la fraction du pain » (Lc 24, 35).
La Didachè, écrit judéo-chrétien de la fin du premier siècle, rapporte des prescriptions liturgiques : « Pour l’eucharistie, rendez grâce de cette manière… ». Suit alors (IX et X) une prière d’action de grâces à la personne nous – donc pas de traces d’un ou d’une éventuel.le président.e. Le récit de la cène ultime de Jésus ne figure pas dans le texte. En finale, il est recommandé : « Laissez les prophètes rendre grâces autant qu’ils voudront », ce qui signale une grande liberté rituelle. En XIV, nouvelles prescriptions : « Le jour dominical du Seigneur, rassemblez-vous pour rompre le pain et rendre grâces » sans aucune précision rituelle. Quelques lignes plus loin, ceci : « Élisez-vous des épiscopes et des diacres car ils exercent pour vous le ministère des prophètes et docteurs » – rien ne permet de dire qu’ils président la célébration.
Justin de Naplouse, mort vers 165, a écrit des Apologies dans lesquelles il donne des indications sur les pratiques liturgiques à Rome : on y remarque l’apparition d’un président de célébration. On lit dans l’Apologie 1 : « On apporte à celui qui préside l’assemblée du pain et une coupe de vin trempé (d’eau). Il les prend, rend louange et gloire au Père… et fait ensuite une longue action de grâce (eucharistie) pour tous les biens que nous avons reçus de lui. Quand il a terminé, tout le peuple présent acclame en disant : Amen. Ceux que nous appelons diacres distribuent à tous les assistants le pain, le vin et l’eau consacrés, et ils en portent aux absents » (1.65). Ignace d’Antioche, mort vers 110, écrit aux chrétiens de Smyrne :« Que cette eucharistie seule soit regardée comme légitime, qui se fait sous la présidence de l’épiscope ou de celui qu’il en aura chargé » (Sm. 8,1-2).
Donc, dès le IIe siècle, le Repas du Seigneur qui consistait en un repas communautaire pris dans une maison familiale prend une coloration liturgique et rituelle marquée et ce, sous la présidence d’un seul homme : l’épiscope. Il serait fastidieux et trop long de suivre le développement de cette pratique au long des siècles et des conciles successifs. Ce qui est évident, c’est que le peuple s’est trouvé exclu des rites désormais confiés à un « ordre », à un corps clérical revendiquant un caractère sacré prétendument voulu de Dieu et reçu par lui.
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De nos jours…
Le Droit Canon catholique (DC) et le Catéchisme de l’Église catholique (CEC) : voilà une littérature peu enthousiasmante. Et pourtant, on devrait s’y pencher plus souvent car c’est dans ces textes que se définissent le fonctionnement du pouvoir papal, épiscopal et presbytéral… et la situation de dépendance du peuple des laïcs.
Tout d’abord, un beau principe : « Entre tous les fidèles, du fait de leur régénération dans le Christ, il existe quant à la dignité et à l’activité, une véritable égalité en vertu de laquelle tous coopèrent à l’édification du Corps du Christ, selon la condition et la fonction propres de chacun » (DC 208). Ceci dit, viennent des restrictions : « Par institution divine, il y a dans l’Église, parmi les fidèles, les ministres sacrés appelés clercs et les autres qui sont appelés laïcs » (DC 207.1). « Le Christ a confié aux apôtres et à leurs successeurs la charge d’enseigner, de sanctifier et de gouverner en son nom et par son pouvoir. »(CEC 873) À propos de l’eucharistie : « Seul le prêtre validement ordonné est le ministre qui, en la personne du Christ, peut réaliser le sacrement de l’Eucharistie » (DC 900.1).
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Et nos messes ?
Nous sommes donc en présence de deux catégories de chrétiens bien distinctes, et ce, en vertu d’une institution divine – dont on se demande bien où se trouve sa justification dans le Nouveau Testament, institution qui donne un caractère sacré. Le prêtre a seul le pouvoir de « réaliser l’eucharistie », ou, pour prendre un autre vocabulaire plus courant, de faire advenir la « présence réelle » du Christ dans le pain consacré, pouvoir sacré qui entraîne tous les autres pouvoirs du prêtre. Et pas question pour les fidèles laïcs d’échapper à la gouvernance et au pouvoir des clercs : « Les fidèles sont tenus d’adhérer par obéissance chrétienne à ce que les Pasteurs sacrés, comme représentants du Christ, déclarent en tant que maîtres de la foi ou décident en tant que chefs de l’Église » (DC 212.1). La messe, donc l’eucharistie, serait-elle un lieu de pouvoir sur le peuple chrétien de la part du clergé ? C’est une évidence… pas toujours vue par les fidèles habitués voire soumis à la situation. La CIASE, dite aussi Commission Sauvé, au terme de son travail sur la pédophilie dans l’Église catholique a formulé 45 recommandations, dont celle-ci (n° 34) : La commission considère qu’il convient de passer au crible : la constitution hiérarchique de l’Église catholique ; la concentration entre les mains d’une même personne des pouvoirs d’ordre et de gouvernement ; l’identification de la puissance sacramentelle avec le pouvoir ».
Voilà qui a le mérite de la clarté mais reste sans doute inaudible par le clergé. Car ce clergé vit de ce qui est exprimé dans le Catéchisme de Jean-Paul II : « Dans le service ecclésial du ministre ordonné, c’est le Christ lui-même qui est présent à son Église… Le prêtre, en vertu du sacrement de l’Ordre, agit in persona Christi Capitis. C’est le Christ Jésus dont le ministre tient le rôle… À cause de la consécration sacerdotale qu’il a reçue, il jouit du pouvoir d’agir par la puissance du Christ lui-même qu’il représente (1548). Par le ministère ordonné, la présence du Christ… est rendue visible au milieu de la communauté des croyants (1549). Le sacrement de l’Ordre communique un pouvoir sacré, qui n’est autre que celui du Christ » (1551).
Comment se justifient ces affirmations ? Le Caté renvoie à Lumen Gentium (du concile Vatican II), à un texte de Pie XII, à Thomas d’Aquin, à Ignace d’Antioche, à Jean Chrysostome. Autrement dit, étant donné les fonctions ecclésiales de ces auteurs, le clergé se forge pour lui-même son statut, se crée ses propres règles, sa théologie et, pour tout dire, son idéologie. Ainsi, il s’arroge un pouvoir de caractère sacré, venu de Dieu et du Christ. Pouvoir intangible qu’il est donc impossible de contester. Tout cela ne tient pas dans notre culture démocratique. Il ne nous est plus possible d’admettre que des ordres tombent du ciel… ou seulement de la bouche du prêtre qui se considère investi d’un pouvoir sacré en direct avec Dieu.
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En pratique, que voit-on ?
Lors de la messe, le chœur est le lieu réservé aux clercs et disons familièrement aux seuls mâles : le ou les prêtres, diacre et enfants de chœur, lesquels reviennent de plus en plus alors qu’ils avaient disparu dans beaucoup d’églises – on peut soupçonner qu’il y a là l’espoir de voir de futurs séminaristes…
Dans certaines paroisses, on voit des fillettes affublées d’une cape blanche au premier rang de la nef : ce sont les « servantes d’assemblée » dont le rôle dépend en grande partie du curé : accueillir, faire la quête, etc. Les motivations annoncées par ces curés sont parfois étranges… et sexistes.
De nombreux détails sont décidés par le curé (nouveau curé, nouveaux changements sans concertation).
Où s’assoient les lecteurs ? Où se place le diacre ? Quels chants seront choisis ? Peut-on chanter un Gloria qui ne soit pas le texte officiel ? etc.
Alors que l’encens avait disparu, des (nouveaux) curés le remettent en pratique sans demander le moindre avis des fidèles.
Vêtements et objets liturgiques : retour au passé ! Chasuble (au lieu d’une aube et une étole), dalmatique des diacres, chape, voile huméral, pale pour couvrir le calice, etc. au bon gré du curé.
Génuflexions et inclinations à n’en plus finir.
Retour de l’adoration du « Saint Sacrement » avec chant du Tantum ergo.
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« La liberté des enfants de Dieu ne se reçoit pas, elle se prend »
À ces pratiques imposées souvent sans concertation par les curés de paroisse, il faudrait ajouter ce qui provient de Rome. Les derniers changements de la messe qui renforcent l’idée de sacrifice : « …pour que mon sacrifice qui est aussi le vôtre… ». Là encore, les fidèles n’ont pas leur mot à dire mais doivent se soumettre (les évêques, quant à eux, sont aux ordres de Rome comme les préfets aux ordres du pouvoir politique). Alors, on voit des chrétiens parlant avec leurs pieds : ils ne reviennent pas à la messe.
Que faire ? Bruno Mori écrit dans son livre Vers l’effondrement : « Si la notion de sacerdoce était définie comme service au lieu d’être définie comme pouvoir, les communautés chrétiennes ne connaîtraient pas la situation actuelle où elles ne sont plus capables de se réunir le dimanche pour faire la mémoire eucharistique de leur Seigneur, parce qu’elles manquent de prêtres en possession de “pouvoirs” de produire la “présence réelle” du Corps et de Sang de Jésus Christ ». On attribue au philosophe chrétien Maurice Blondel (1861-1949) cette déclaration : « La liberté des enfants de Dieu ne se reçoit pas, elle se prend ». C’est ce que font depuis des années les Communautés de base en France qui partagent le pain et le vin dans la mémoire de Jésus de Nazareth…
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Paul Fleuret
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Bonjour monsieur Fleuret. Je suis tombé hier sur votre article sur l’Eucharistie du mois de novembre 2023. J’ai été très heureux de le lire car cela correspond absolument à ce que je pense depuis longtemps. C’est la première fois que je lis cette interprétation de l’Eucharistie . Je me sentais seul avec cette conviction et je vois que je ne le suis pas . J’ai fait d’autres recherches dans ce sens au sujet du cléricalisme et des mauvaises interprétations de l’Eglise . J’envisage même d’écrire un livre sur ces sujets . C’est pourquoi j’aimerai bien vous rencontrer, si cela , bien sur, vous est possible, pour partager sur ces thèmes , ou bien avoir une conversation téléphonique avec vous.
Je vous remercie beaucoup par avance pour votre réponse.
Bien cordialement.
Jean-François Genest
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