Catholique de naissance appelé à « naître de nouveau »

Bernard GINISTY

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J’ai été élevé dans le catholicisme, au sein d’une famille croyante et j’ai vécu quelques années dans une communauté religieuse laïque d’enseignants. En mai 1968, j’ai connu, comme tant d’autres, un effondrement de mes constructions religieuses. Ce furent alors des années de quête, avec des moments parfois difficiles, et l’abandon de cette religion familiale. Jusqu’au jour où j’ai vécu ce que l’on peut appeler, en langage traditionnel, une conversion. J’ai alors découvert que si le mot évangile a un sens, ce ne peut être que celui de « bonne nouvelle » : un événement nouveau, d’inattendu, radicalement « bon » et non quelque chose de rabâché. Je me suis alors aperçu que certaines formes d’éducation religieuse peuvent être le pire obstacle à ce qu’il y ait « bonne nouvelle », en contribuant à éviter à chacun de faire l’expérience personnelle de ce qu’il croit. Les religions me sont apparues comme des langues – et il faut bien des langues maternelles – et la spiritualité comme l’épreuve personnelle de ce qu’on est et de ce qu’on croit. Aucune éducation, aucune appartenance, aucun hasard de naissance ne saurait nous dispenser de cette épreuve sans laquelle on ne fait que rester prisonnier d’un destin. Comme le remarque avec beaucoup de justesse Paul Ricœur, on ne comprend le monde qu’à partir d’une langue maternelle : « Je suis très étranger à la notion d’un comparatisme, qui prétendrait se fonder sur une quelconque neutralité confessionnelle. On ne rencontre le langage que de l’intérieur d’une langue. Pour la plupart, nous sommes enracinés dans une « langue maternelle » ; au mieux, nous avons appris une autre « langue » ; mais comme on apprend une langue, c’est-à-dire à partir d’une langue maternelle et par des traductions. Il en est de même de la compréhension d’une religion qui s’effectue toujours à partir d’une « religion de l’intérieur » – qui n’est pas nécessairement la relation d’un croyant à sa confession » (1).
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Je comprends le Christ, non comme un fondateur d’une religion, mais comme celui qui nous invite à interroger radicalement toutes nos religions de naissance dans une aventure personnelle. A ceux qui veulent l’enfermer dans la descendance abrahamique, il répond : « Avant qu’Abraham fut, je suis » (2). Une certaine théologie voit dans ce propos la revendication d’un statut divin. Mais tout homme doit un jour prononcer cette phrase par laquelle il ne se réduit pas à sa généalogie et reconnaît le don de sa filiation divine. Pierre Pierrard, qui fut professeur d’histoire à l’institut catholique de Paris, écrit : « Actuellement, beaucoup de chrétiens souscriraient à la réflexion du Pasteur Tommy Fallot, fondateur du Christianisme Social : Dieu seul est laïque ; hélas l’homme souffre de maladies religieuses cléricalement transmissibles » (3) Tous les mystiques l’attestent, Dieu se situe au-delà des langues qui l’expriment et des sentiments des croyants qui le vénèrent. Cette distance ne signifie pas qu’il faille jeter aux magasins des accessoires démodés l’héritage des religions, mais les accueillir dans la libre discussion de l’espace public.

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L’Église catholique a trop souvent succombé à la tentation de s’identifier avec le « Royaume de Dieu ». Or elle est une institution provisoire et pérégrinante en marche vers la réalité eschatologique du « Royaume de Dieu ». De l’oublier conduit à enfermer la pensée dans un dogme qui n’est plus un moteur de recherche mais une clôture intellectuelle, une morale qui juge au lieu d’interroger et à promouvoir un appareil clérical. Chaque page de l’Évangile invite à faire naître des « sujets », c’est-à-dire des « fils » et des « frères », et non des adhérents moutonniers demandant à une institution d’assumer à leur place leur responsabilité. C’est l’invitation à la « seconde naissance ». A ceux pour qui la filiation abrahamique constituait en soi une justification, il ne cesse de rappeler que le donné de l’histoire ou de la géographie ne saurait constituer un privilège : « Ne vous avisez pas de dire en vous-mêmes : « nous avons pour père Abraham ». Car je vous le dis, Dieu peut, des pierres que voici, faire surgir des enfants à Abraham » (4).
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La quête spirituelle c’est pouvoir commencer à chaque instant comme l’écrit avec beaucoup de justesse le jésuite et psychanalyste Denis Vasse : « Si nous croyons que, dans une origine chronologique, l’homme a d’abord été fabriqué, puis qu’il s’est secondairement amélioré, jusqu’à ce qu’il arrive enfin à un résultat de produit fini, nous nous trompons tout à fait (…) Vivre, c’est être suscité à la vie à tous moments : naître et ressusciter sont le même acte de Dieu » (5). C’est un thème majeur dans la pensée de Maître Eckhart : la seule façon d’aller vers la totalité concrète que le mystique nomme Dieu, « c’est de le saisir dans l’accomplissement de la naissance » (6). La vie spirituelle se vit à travers un engendrement permanent. En cela, elle a quelque chose à voir avec la démocratie. Celle-ci désespérera toujours les nostalgiques de la sécurité des systèmes clos, car elle laisse toujours ouverte la question de la vérité et donne place en son sein à une opposition, au lieu de la rejeter dans le non-sens. La démocratie, comme la spiritualité, ne vit que de la responsabilité de chacun par-delà ses enracinements nationaux, raciaux, culturels ou religieux.
S’il est un fil conducteur du message du Christ, c’est bien cette invitation faite à tout homme d’aller vers sa seconde naissance. Si le Christ revendique sa langue maternelle du sens « jusqu’au dernier iota », il s’affirme sujet et non objet de cette langue. Refusant d’être parlé dans des vaticinations de scribes, il ose parler sa langue en sujet, ce qui est intolérable aux pouvoirs cléricaux et politiques qui réalisent l’union sacrée pour le mettre à mort.
L’espace spirituel, comme l’espace démocratique, laisse place pour le surgissement de l’Autre, c’est-à-dire pour des naissances. Or toute naissance, tout commencement, inquiète les pouvoirs établis. Comme l’écrit Hannah Arendt : « Le commencement, avant de devenir un événement historique, est la suprême capacité de l’homme ; politiquement, il est identique à la liberté de l’homme. Pour qu’il y ait eu commencement, un homme fut créé, dit Augustin. Ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance ; il est en vérité chaque homme » (7).
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Lorsque le Christ annonce sa mort prochaine à ses disciples éplorés, il dit ceci : « Il vous est bon que je m’en aille. Si je ne m’en vais pas, l’Esprit ne viendra pas à vous ». Tant que l’on reste dans la fascination du maître, on oublie que la source est en soi. Cela est valable pour toutes les religions, tous les maîtres, pour toute pédagogie spirituelle. On a trop parlé de la religion en termes d’appartenance. Les hasards de la naissance font que je suis né dans tel canton de l’univers, que je parle français, que j’ai été élevé dans le catholicisme, que j’ai fréquenté, tels maîtres. Mais, comme l’écrit Jean-Paul Sartre : « l’essentiel n’est pas ce qu’on a fait de l’homme, mais ce qu’il fait de ce qu’on a fait de lui »(8). Nous vivrons alors ce que le poète et résistant René Char appelle « l’aventure personnelle, l’aventure prodiguée, communautés de nos aurores »(9).
A l’heure où l’Église catholique vit l’effondrement de ses cléricalismes nous avons à inventer des communautés pour partager non pas d’abord nos critiques, nos déceptions ou nos colères, mais « nos aurores ».

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Bernard Ginisty

(Article extrait de Démocratie et Spiritualité)

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(1) Paul RICOEUR (1913-2005) : La critique et la conviction, éditions Calmann-Lévy, 1995, pages 254-255.
(2) Évangile de JEAN 8,58
(3) Pierre PIERRARD (1920-2005) : Anthologie de l’humanisme laïque, éditions Albin Michel 2000 : « Actuellement, beaucoup de chrétiens souscriraient à la réflexion de Tommy Fallot, fondateur du christianisme social : « Dieu seul est laïque ; hélas, l’homme souffre de maladies religieuses cléricalement transmissibles » page 12.
(4) Évangile » de MATTHIEU, 3, 10
(5) Denis VASSE (1933-2018) : La Vie et les vivants, éditions du Seuil, 2001, page 218
(6) Maître ECKHART (1260-1328) : Sermons Tome II, Éditions Le Seuil 1978 p.113.
(7) Hannah ARENDT (1906-1975) : Le Système totalitaire Éditions Payot Paris 1996 p.232.
(8) Jean-Paul SARTRE (1905-1980) : Entretien dans le n°30 de la revue l’ARC 1966 qui lui est entièrement consacré
(9) René CHAR (1907-1988) : Les Matinaux in Œuvres complètes Éditions Gallimard Collection. La Pléiade Paris 1988 p. 250.

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