S’approprier le silence

Par Jacques Musset

Le silence est le lieu par excellence de retrouvailles avec soi-même. Silence et recueillement ne sont pas pour autant des valeurs spontanément reconnues comme capitales, et cependant sans elles nous risquons de traverser la vie comme des girouettes, des somnambules, des automates et des caméléons.  Occupés et suroccupés du matin au soir, nous courons de la maison au travail, du travail aux loisirs, des loisirs aux réunions, et des réunions chez le médecin qui diagnostique un stress prononcé.  Nous nous activons, mais quel sens a cette agitation qui nous mène, dont nous nous plaignons mais dont nous ne pouvons-nous passer, comme le drogué qui aime sa dépendance. Est-il possible d’avoir prise sur cette course incessante et d’y trouver des espaces de silence où reprendre souffle, mettre à distance ce que nous vivons et la manière dont nous le vivons ?

La question est sacrilège pour certains qui verront dans ces moments d’arrêt un luxe pour gens désœuvrés, une introspection malsaine qui coupe les cheveux en quatre, un examen de conscience culpabilisant et démobilisateur, un gaspillage de temps précieux, une focalisation sur son nombril. Ceux-là n’ont pas le temps de se poser. Ils foncent, foncent et se retrouvent au bout du compte face à un précipice, à un vide existentiel quand les enfants ont quitté la maison, quand ils sont privés, au temps de la retraite, de leurs bouillonnantes activités professionnelles, ou plus tard quand les infirmités les réduisent à l’inactivité ou à des maladies invalidantes. C’est le désastre !  C’est cependant pour certains l’occasion pour la première fois de s’interroger sur la signification de leur existence et le début d’un chemin d’appropriation de leur vie. Heureux dépouillement qui les conduit à revenir à eux-mêmes. Il n’est jamais trop tard pour le faire. Certains êtres après une vie d’insouciance et de divertissement (au sens pascalien du terme) – y compris dans le domaine religieux, car on peut « fonctionner » dans ce secteur d’existence comme dans tous les autres – s’éveillent sur le tard à leur humanité. Ils constatent alors, faute d’avoir pris le recul nécessaire au temps opportun, que dans leurs activités – vécues pourtant avec assiduité et rigueur – ils ont été plus vécus que vivants, manipulés, entraînés inconsciemment à dire, à croire et à faire des choses qui leur paraissent désormais bien superficielles et factices. Tant mieux pour quiconque a eu cette chance avant de mourir.

A voir, par contre, des vies qui se terminent dans une sorte de regard négatif sur leur itinéraire qu’elles jugent raté et qui les conduit à une passivité résignée, à une amertume rentrée, à un désintérêt pour tout, à un mutisme glacé, à une rancœur et une critique acerbe contre le monde entier, on peut se dire qu’il n’est pas inutile et qu’il est même essentiel, au long des années, de s’interroger sur le sens de son existence. Les moyens ne manquent pas et parmi eux l’expérience du silence et du recueillement. Prendre le temps de s’arrêter, de faire une pause dans ses activités quotidiennes,  quelle meilleure pratique pour faire la vérité sur soi-même, laisser tomber l’agitation intérieure, relativiser ce qui prend parfois dans sa vie des proportions exagérées, calmer ses émotions, ne pas se laisser envahir ni emprisonner par les soucis immédiats, décanter en soi ce qui est artificiel, mondain, superficiel, débusquer ses illusions, se dépouiller de ses masques, prendre conscience de ses réactions récurrentes,  héritées de ses parents ou de son milieu, qui brouillent ses relations avec autrui, bref à travers tout cela  être conscient de la manière dont on conduit son existence. Mais cette décantation si nécessaire, ce travail de décapage intime si capital, cette lucidité portée sans concession sur soi n’ont pour but que de nous permettre de réajuster sans cesse notre vie sur ce qui nous semble l’essentiel, c’est-à-dire ce qui apparaît la voie de la vérité à chacun de nous. Car ce chemin n’est pas identique pour deux personnes ; il est original pour l’une et l’autre qui s’essaient cependant en même temps d’être fidèles à la voix intérieure qui les sollicite au plus intime. Ainsi, le silence est-il un espace privilégié pour naître à son humanité.

On peut trouver le silence intérieur partout si nous le cherchons : sous un abri- bus en attendant le tramway ; dans un transport en commun ; sur les sentiers de randonnée solitaire ; dans une pièce reculée de sa maison ; au fond d’une église, en dehors des offices ; dans un monastère où l’on vient passer quelques jours ; en lisant tranquillement un livre ; dans un côte à côte régulier et recueilli avec son conjoint ou d’autres personnes. Il est bien sûr des endroits et des moments plus privilégiés. A chacun de les découvrir et de se les imposer, non comme une corvée mais comme un besoin vital dont on a déjà expérimenté les bienfaits. Il y a certes un acte de foi à franchir les premiers pas, mais si l’on y consent, n’est-ce pas parce qu’on est secrètement en attente de ce ressourcement ? Tout vient à son heure pour qui n’a pas verrouillé les portes de l’interrogation sur soi-même. Mais cette dernière hypothèse existe-t-elle dans la mesure où à maintes reprises dans l’histoire  des êtres apparemment « bétonnés »  spirituellement se sont réveillés soudainement à la faveur d’un événement qui remettait en cause les sécurités dans lesquelles ils s’étaient douillettement enfermés ? François d’Assise, Ignace de Loyola, l’abbé de Rancé, Charles de Foucault, qui ne rêvaient que de vie facile ou de prouesses guerrières ne témoignent-ils pas que tout homme est habité au plus intime par l’interrogation essentielle : « Que fais-je de ma vie ? » même si le questionnement est recouvert d’une épaisse couche de scories qui empêchent la Voix de se faire entendre. Il suffit d’un tremblement de terre intérieur, d’une déflagration intime, pour que le murmure de la Voix  se faufile à travers le sol fissuré et parle au cœur de l’intéressé. Là se joue sa liberté de tendre l’oreille et de commencer un cheminement dont il ne peut prévoir jusqu’où il le conduira.

Toutes les traditions spirituelles qui proposent aux humains des chemins pour naître à eux – mêmes invitent à faire l’expérience du silence. On comprend que ce n’est pas sans raison. Dans la tradition bouddhiste, vieille de 2600 ans, le recueillement est particulièrement à l’honneur. Il ne s’agit pas, comme on le prétend parfois à tort, d’une fuite du monde et d’une recherche égocentrique de sérénité. Le moine ou le laïc qui s’adonne au silence et à méditation, seul ou avec d’autres, s’efforce de prendre conscience de tous les obstacles qui l’empêchent de vivre en vérité, des illusions qui l’emprisonnent dans une façade sociale, des attachements, certains très subtils, qui le maintiennent esclave et lui barrent la route de la vraie liberté. Ces prises de conscience sont capitales pour se débarrasser de ces chancres de la vie spirituelle et pour avancer dans la pratique d’une unité intérieure.

Dans la tradition juive, le silence qui rime avec désert est tout aussi présent que la parole et est même une condition pour une parole authentique. « Il y a un temps pour se taire et un temps pour parler », écrit un sage. L’expérience du désert est fondatrice du peuple de la Bible. Espace dépouillé de tout ce qui peut captiver et retenir l’attention, où le peuple, sorti de captivité, ne dispose plus de ses appuis habituels, de son relatif confort, de ses repères, où l’horizon qui se perd à l’infini peut inspirer la crainte de se perdre, où la vie quotidienne est rude, la nourriture frugale et l’eau rare, le désert est dans la spiritualité juive le lieu par excellence du ressourcement. Le cœur et l’âme sont mis à nu pour devenir disponibles à l’essentiel. L’épreuve est très rude. De terribles tentations se font jour : le désir de revenir à la case départ, le doute de s’être fourvoyé, la tentative de se raccrocher aux fausses sécurités d’antan, la plainte et la récrimination permanente. Mais la traversée du désert est aussi chemin de libération. Peu à peu, le peuple nomade fait l’expérience dans la précarité de sa véritable identité. La voix qui l’a conduit au désert ne lui a pas menti : sa vocation est d’être un peuple libre et fraternel.  Il jure qu’il lui sera fidèle. Mais devenu sédentaire, il oubliera souvent cet appel : il recourra de nouveau aux vieilles lunes et pratiquera sans vergogne l’injustice. L’un des premiers prophètes, Elie, incompris, persécuté et au bord du découragement s’enfuira au désert retrouver souffle et revenir dire ses quatre vérités à son peuple infidèle.  Les siècles passant, il faudra pourtant une thérapie de choc. Le retour au désert qui prendra la forme d’une effroyable déportation en terre étrangère au 6ème siècle avant notre ère sera paradoxalement le creuset d’un réveil spirituel extraordinaire. Merveilleux malheur ! selon la belle formule du psychiatre Boris Cyrulnik, qui exprime par là la capacité des êtres humains à rebondir dans l’existence … Pareil approfondissement et maturation auraient-ils été possibles sans ce dépouillement qui a contraint le peuple non seulement à revenir à ses sources vives mais à en faire jaillir des enseignements inédits ? Aujourd’hui, la rumination silencieuse de la Thora pour en tirer des sens toujours nouveaux précède l’exercice communautaire de débat où chacun fait part de sa lecture méditative…

La tradition chrétienne est l’héritière de la tradition juive. Pour elle également l’expérience du silence est essentielle pour « aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit et son prochain comme soi-même », ces trois composantes du même commandement, selon Jésus. Les évangiles témoignent de l’importance du silence dans le cheminement du Nazaréen. Lui aussi s’est retiré de temps à autre et jusqu’à ses heures ultimes dans des lieux déserts pour se ressourcer solitairement. Moments de décantation d’une vie quotidienne surchargée, temps d’écoute de la Voix intérieure, consentement aux exigences intimes perçues dans ces instants de lucidité et d’authenticité. On comprend qu’il invite ses disciples à faire de même : « Quand tu veux prier, entre dans ta chambre la plus retirée, verrouille ta porte et adresse ta prière à ton Père qui est là dans le secret…Quand vous priez ne rabâchez pas… Votre Père sait ce dont vous avez besoin » (Mt 6, 6-7). Etre là, silencieux, disponible, présent à soi-même et à Dieu, et d’abord à soi-même n’est-ce pas cela la prière chrétienne, car comme le dit très justement Marcel Légaut, « c’est par le plus intime de nous-même que passe le chemin qui nous conduit à Dieu ». Qu’on soit moine, au fond de son monastère, père et mère de famille veillant aux soins des enfants et à l’entretien de la maison, patron d’une entreprise soucieux du carnet de commandes, délégué syndical attentif au respect des conditions de travail, ou député travaillant d’arrache-pied à une législation plus juste, si l’on se dit disciple de Jésus, c’est à chacun de trouver les voies et les moyens de se recueillir pour naître à son humanité. Dans les communautés de l’Arche fondées par Lanza del Vasto, il est une habitude dont beaucoup de chrétiens pourraient s’inspirer. Toutes les heures, la cloche sonne et, pendant quelques brèves minutes, chacun, là où se trouve, arrête ses occupations et fait silence. Cette exigence, librement consentie, favorise à la longue la présence à soi-même, à autrui et à la Source intime qui ne se fait entendre que dans le murmure d’une légère brise.

L’Islam dans sa veine la plus pure promeut aussi le silence comme lieu de rencontre avec soi-même et avec Dieu. C’est dans la solitude des montagnes que Mahomet a pris conscience de la grandeur du Dieu unique, de sa transcendance et même temps que de sa miséricorde. C’est dans ces solitudes inhabitées qu’il a compris par contraste l’inanité des représentations grossières du divin en vogue dans sa société. C’est de cette expérience première qu’est née la religion dont il est le fondateur. Le reste est second, ajouté et surajouté au fil des années dans un contexte historique dont on peut parfaitement rendre compte aujourd’hui. L’intuition fondamentale à laquelle tentent de revenir un certain nombre de musulmans aujourd’hui au-delà des lois et prescriptions socialement datées concernant la morale et la politique est cette révélation intime que le prophète a connue à la mesure de son attente intérieure. C’est, me semble-t-il, le fond même de la foi des grands mystiques musulmans, dont les confréries soufies réparties à travers le monde sont les héritiers. Un islam qui invite à l’ouverture du cœur et qui prêche la fraternité universelle. Les relations étroites qui ont lié la communauté monastique des trappistes de Tibhérine en Algérie et celle des soufis des environs sont le signe de leur connivence profonde, enracinée dans une approche respectueuse du Mystère secret et indicible qui les animait tous. Qu’adviendra-t-il lorsque les diverses traditions, décantées de leurs éléments secondaires et recentrées sur leur essentiel originel, grâce à un travail courageux de réinterprétation – chantier toujours à poursuivre – se rencontreront pour partager ce qui les fait vivre ? Peut-être que par-delà les mots employés -nécessaires mais jamais totalement adéquats -, la communion s’établira dans le silence.

Naître à soi dans toutes ses dimensions ne peut donc vraiment advenir qu’en empruntant les voies du silence et en acceptant de s’y enfouir. Il est une expérience à la portée de tous qui en est pour moi un vivant symbole. L’hiver est la saison des longues et imperceptibles gestations. Regardez les arbres dénudés. On les croirait morts. En réalité, ils portent des bourgeons minuscules, promesses de feuilles printanières et de fruits savoureux pour les saisons d’été et d’automne. Soyez aussi attentifs aux jardiniers : ils enterrent dans leurs jardins des oignons de tulipes, de narcisses, de jacinthes et de muscaris qui fleuriront quelques mois plus tard. Quand les premières chaleurs d’avril et de mai caresseront la terre, ils ensemenceront le potager de graines de radis, de salade, de persil, de carottes, de betteraves rouges et ils planteront des pommes de terre. Le long séjour dans le silence de l’humus conditionne l’avènement de toutes les merveilles qui par la suite enchanteront nos yeux et régaleront nos palais. Alors pourquoi en serait-il autrement dans la vie spirituelle qui est, elle aussi, un patient enfantement de soi-même ?  Si vous n’avez pas de jardin, n’hésitez pas à semer dans un pot sur le rebord de votre fenêtre quelques graines de persil. En voyant le miracle s’accomplir, vous vous rappellerez qu’aucune vie ne pousse hors du lent travail silencieux des profondeurs. Et peut-être que devant vos quelques centimètres carrés de terre nue et face aux premières apparitions de verdure, vous vous souviendrez que pareillement votre humanité ne peut croître que dans le mystérieux et silencieux engendrement qui n’a jamais de fin.

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