Léon Florentin
(histoire en patois lorrain du siècle dernier; à lire à haute voix pour essayer de comprendre !)
I m’est arrivé une bin drôle d’aventure, que j’en suis encor’ tout apentée[1], ainsi. V’là-t-y pas que, samedi matin, j’épluchais (tout bé ballemot[2]) not’soupe, en causant avec la Sidonie qui revenait de Paris ; on toque[3] à not’ porte : « Entre ! que j’dis », et la gamine du buraliste me tend un papier bleu.
–Une dépêche ! que m’dit la Sidonie ; mon Dieu, ma pauv’ Mélanie, quoi qui peut bin y avoir d’arrivé[4] dans vot’ famille. Ce n’est ni vot’Eugène, ni vot Mélie, pisqu’ils demeurent ici …
Vous me croirez si vous voulez, je tremblais pire que not’pauv’ défunt m’sieu le curé qui était si vieux. J’ouvre la dépêche ; c’était le Paulin, l’homme de la Vévette, qui voulait me téléphoner à dix heure trente-cinq (du soir).
–Ne vous dépêchez pas tant, que m’dit la Sidonie, i n’est encor’ que trois-quarts pou dix heures.

–Oui, mais comment que j’vas faire ; je ne m’ai jamais servi de cette saprée bricole-là. Si seulement l’Arsène était là ; mais il est au bois, fagoter not’portium[5]. Les homm’s, ça sait enco toujous mieux que les femm’s, ma pauv’ Sidonie …
–C’est bun[6], qu’ell’ me répond, ne vous tournez pas les sangs, la femme Troinoix, qui tient la boutique, vous dira comment qui[7] faut faire …
Me v’là partie. J’ai attendu, attendu, que c’en est une miséricorde ainsi, et not’ soup’ qui n’était pas épluchée ! V’là tout d’un coup que ça s’met à sonner comme un vélo.
–Entrez dans la cabine, que m’dit la femme Troinoix ; prenez les deux machins-là, mettez à vos oreilles et pis vous causerez, comme si c’état avec moi, dans le p’tiot[8] entonnoir. Dites allô.
–‘A l’eau’ que je réponds.
–C’est vous marraine ?
–Pour le sûr que c’est moi, qui dun[9] qu’vous êtes ?
–Paulin, le mari de la Vévette.
–Oh ! mais oui, que j’répunds, que suis dun bête, je reconnais vot’ voix. Où qu’vous êtes dun ? que j’vous entends si bien.
–Ici ; il faudrait que vous veniez chez nous, Vévette vous réclame, elle est malad’. J’irai vous chercher dans l’après-midi, en auto.
–En v’là bin une sévère que j’réponds, et not’ soupe qui n’est pas épluchée, et l’Arsène qui fagote là-bas bin loin[10], au quart en réserve.
Mais j’avais beau dire, beau m’égosiller, le Paulin ne m’entendait pus, il était foutu le camp.
Qué saprée mécanique que ce téléphone-là, de la vie ainsi ; ça n’est pas pus gros que not’ Mélie qu’elle ait soin de son père et j’ai parti l’après-midi voir not’ pauv’ Vévette qui se coyait bin fichue et que ce n’était quasi rien.
L. Florentin
Extrait de « Expressions et histoire à rire de Lorraine » – Jean Lanher
[1] retournée
[2] Tout bé ballemot : patois vosgien
[3] ‘frappe’
[4] ‘Qu’est-ce qui a bien pu arriver’
[5] Notre portion, ‘mettre en fagot la part qui nous a été attribuée’
[6] C’est ainsi, ‘c’est bon’
[7] qu’il
[8] ‘et puis, vous parlez dans le petit micro comme si c’était avec moi’
[9] donc
[10] qui bricole là-bas, bien loin